Mais qu’est ce que je foutais dans cette putain de soirée ? Pourtant, tout le monde savait très bien que je n’étais pas le genre de personne à traîner dans une soirée de charité. Mais lorsque Hugh m’avait invité, me disant que j’avais besoin de sortir de mon appartement, j’avais accepté. Hugh, c’était un collègue de travail, au bureau dans lequel je m’étais enfermée pendant ma période à Chicago. Un homme plutôt beau, à vrai dire. Brun aux yeux bleus. La trentaine assurée. Un coup d’un soir, sans doute. Vêtue d’une superbe robe verte, je m’étais alors dirigée vers la salle où se tenait le gala et m’était présentée à lui. Et voilà maintenant que je dansais avec lui, depuis une trentaine de minutes environ. Moi qui ne dansais presque jamais. Enfin, la vraie moi ne dansait presque jamais. Charlie, quant à elle, était bien du genre à danser. Surtout quand les danses se faisaient de plus en plus sensuelles, sentant l’érotisme à plein nez. Hugh et moi allions finir la soirée dans le même lit, c’était de plus en plus certain. Lui souriant alors qu’il me proposait une coupe de champagne, j’acquiesçais d’un signe de la tête. « Je t’attends ici ». Et alors qu’il partit en direction du bar, je regardais autour de moi. Je cherchais une connaissance du regard, m’assurait que Reaver n’était pas là. Non pas que j’ai peur de le croiser, mais il savait que je n’étais pas le genre à aller dans ces soirées alors… Je voulais m’éviter autant que possible les moqueries de sa part à ce sujet. Mais soudain, l’ambiance devint lourde. Extrêmement lourde. Quelque chose n’allait pas, je le pressentais. Des hommes aux allures étranges passaient ça et là, se dispersant parmi les invités. Ils n’étaient pas nombreux. Trois maximum. Leurs mains dans leurs poches, ils vrillaient leurs regards sur la dame qui faisait son discours sur l’estrade. Bon Nadejda, tu sais ce que tu dois faire ! Bien entendu, habituée que j’étais à ce genre de scène, je ne mis pas longtemps avant de comprendre. Regagnant le vestiaire, me faufilant comme une ombre sans lâcher les hommes du regard, je voulais me diriger vers son sac à main dans lequel traînait une de mes quelques armes personnelles, ainsi qu’un faux de ma carte de la CIA que j’avais fait faire avant de rendre l’original avec mon arme de service avant de partir pour Chicago. Ce fut alors que les lumières se tamisèrent, que l’ambiance devint vraiment sombre et lugubre. Un homme passa la porte d’entrée, suivi par quelques autres. Costumes noirs, armes à la main. Ils étaient impeccables sur eux. Ils semblaient professionnels. M’emparant en vitesse de mon sac à main, je me cachais derrière un portant, prenant mon arme dans la main. J’attendais le bon moment pour sortir. Un peu d’action. Ca m’avait manqué !

Le bruit étouffé des conversations, le verre tintant doucement, les bulles éclatant doucement dans le liquide ambré faisant tourner bien des têtes, comme virevoltaient certaines silhouettes gracieuses au milieu de la pièce. Debout parmi tant d'autres convives, Emil se sentait à la fois comme un étranger perdu dans un monde qui ne voulait de lui, et comme un jeune homme au coeur léger et ravi d'être ici - ce pour quoi l'homme qui l'accompagnait n'était pas innocent. Quelques mots de sa part et autant de sourires avaient eu raison de lui et, sans même qu'il ait pris la peine de s'en apercevoir réellement, il s'était retrouvé ici, en costume et les cheveux coupés, apprêté pour un de ces galas qu'il fuyait depuis des mois maintenant. Si la peur de rencontrer Adela ou d'apercevoir le corps de son père lui vrillait les entrailles, il tâchait de ne rien laisser transparaître, de toute façon bien trop occupé à profiter de la présence de Joshua à ses côtés. Etrange, leur histoire l'était, comme elle avait commencé, et comme elle se poursuivrait. Petit à petit, ils ne pouvaient que se découvrir un peu plus, effleurant chaque fois un peu plus l'existence d'un autre qu'ils souhaitaient simplement connaître dans son ensemble. Ainsi, cette soirée faisait presque office de premier rendez-vous, dissimulée derrière les obligations de journaliste de Joshua, et celles de membre d'une association caritative pour Emil. Officiellement, ils étaient donc là pour répondre aux prérogatives qu'on leur avait donné, faire bonne figure, couvrir la scène, recueillir des fonds comme des témoignages - même si officieusement la donne était toute autre. Il apprécia ces quelques moments passés en sa présence, les sourires échangés, les paroles, les regards et, lorsque Joshua s'excusa pour aller chercher quelques affaires dans sa voiture, Emil le laissa partir avec un fin sourire, persuadé de le voir revenir rapidement à ses côtés. Attendant son retour avec une impatience à peine voilée qui tambourinait au fond de sa poitrine, il attrapa une flûte de champagne tout en s'approchant de quelques pas de l'estrade et des quelques rangées de sièges qui n'attendaient que d'être occupés. Avalant quelques gorgées du liquide à bulles, son regard balayait tranquillement la pièce, principalement remplie de visages qu'il ne connaissait pas ou certains de vue, avant de se poser que celui de leur hôte, une dame charitable et en tout points respectables avec qui il n'avait jamais eu la chance de discuter, mais qui appelait au respect et à la sympathie - et qui, surtout, ne méritait pas le sort qui lui était réservé. Le coup de feu était parti vite, bien trop vite pour qu'il ait le temps de vraiment remarquer quoi que ce soit. Cette silhouette sombre et menaçante, celle du corps sans vie de la dame au sol, et ce discours, dont les mots semblaient résonner dans le silence, tous les éléments requis pour débuter une prise d'otages en bonne et due forme. La boule à la gorge et l'angoisse grandissante, Emil remarqua à peine le frisson qui lui traversa le corps, jusqu'à ce qu'il atteigne sa main et que, dans un soubresaut, il lâcha sa coupe sans le vouloir, la laissant recouvrir le sol de ses multiples éclats de verre. Une appréhension, une peur, la certitude de ne pas être au bon endroit, l'envie de vouloir s'échapper d'ici - pris au piège, il n'osa même pas jeter un regard vers la porte d'entrée. Avec un peu de chance, Joshua était encore dehors, et avec encore plus de chance, ils sortiraient tous indemnes de cette soirée.

Les hommes étaient passés maintenant et j'étais encore là, arme à la main, derrière ce portant. Mon sac à main traînait au sol, jeté puisque n'important guère. Dans mon autre main, ma fausse carte. Je souriais un instant, prise dans une adrénaline qui m'avait manquée. J'étais sans doute la seule personne n'appartenant pas à ce groupe de terroristes qui riait, mais peu importait. Reaver n'était pas là. Sinon, je l'aurais déjà entendu hurler aux terroristes quelques insultes débiles qui l'auraient mis lui en danger. Je restais silencieuse et sursauta brièvement quand un deuxième coup fut tiré. On avait déjà abattu une personne, puis une deuxième maintenant. Les choses devenaient complexes. Je ferais peut-être bien d'appeler la CIA. Mais que leur dire ? Que malgré leur interdiction formelle, j'avais une arme sur moi ? Et le temps qu'ils arrivent ... De plus, le FBI devait déjà être sur le coup. Soufflant un coup, je me répétais qu'il fallait que j'y aille. Alors, prenant une longue étole et l'enfilant sur mes épaules, je cachais arme et carte sous cette dernière, puis retournait dans la salle. Passant devant plusieurs personnes, je remarquais un homme au téléphone. Assez âgé. Je ne l'avais jamais vu par ici. Grimaçant lorsqu'un de siens passa près de moi, je priais pour qu'il ne remarque pas l'arme. Je n'avais pas envie de me faire tuer. Regardant autour de moi, je vis Guenièvre prise au piège par des hommes. Et merde ! Il fallait que je la libère, mais aussi que je reste discrète. M'approchant d'elle, je restais toutefois assez loin pour que le salop qui la tenait ne se rends compte de rien. Adressant alors un regard à la femme, je lui fis signe de rester calme.

L'impression d'évoluer dans un flou total, celle d'entendre des conversations étouffées, comme passées au travers d'une couche de coton aussi épaisse qu'inconfortable, de voir le monde comme au travers de lunettes brouillées, sensées lui offrir une vision irréelle du son présent - et renouer brutalement avec le moment présent, sans délicatesse et sans aucune aide de la part d'un destin trop vile, et d'une fatalité trop sournoise. Il avait à peine suivi l'évolution des choses sur l'estrade, à peine compris ce qui se passait, ni même reconnu la silhouette malingre amenée de force sur le devant de la scène. Les yeux à demi baissés, le coeur aussi battant qu'un tambour, il avait l'impression de vivre une scène de catastrophe dans une série tv, un véritable cauchemar éveillé, sauf qu'il n'était ni capable de changer de chaîne, ni même de mettre fin à ses rêveries insupportables. Enfermé dans une pièce qui lui apparaissait comme le pire des tombeaux, il ne pouvait qu'être impuissant face à des évènements qui, de loin, le dépassaient. Son souffle était court, prenant à peine suffisamment de respirations pour emplir ses poumons à chaque bouffée, sa gorge était sèche et, au fond de son estomac, une enclume semblait être en train de se former, lentement mais sûrement, à tel point qu'il était incapable de s'éloigner de cette horreur grandissante. Les secondes passaient aussi lentement que rapidement, sans que personne ne puisse mettre un point final aux atrocités qui étaient à venir. La voix du ravisseur était à peine parvenu jusque dans ses tympans, murmure incompréhensible pour son esprit tourmenté, mais ce qu'il n'avait pu manquer, c'était le cri d'effroi d'une blonde posté près de lui, le cri horrible stoppé net, trop rapidement pour témoigner d'une fin naturel. Sans qu'il le veuille, la figure aux traits figés apparut dans son champ de vision, témoignant d'une blessure irréparable, d'un trou béant couleur carmin, qui ouvrait une brèche vers un endroit qui aurait du rester sauf. La cruauté, avec un grand C. Son estomac se souleva brutalement, un violent hoquet l'obligea à se retourner et, main sur la bouche pour s'empêcher de vomir, il leva ses yeux humides vers le plafond, tentant de focaliser son esprit sur quelque chose d'insignifiant, n'importe quoi, sur tout sauf que le sang qui, lentement, se déversait sur le sol, quelque part derrière lui. Son sang battait à ses tempes, son estomac n'attendait qu'un signe de sa part pour se présenter au grand monde, et ses mains tremblaient à tel point qu'il en était au point de se demander s'il n'allait pas éclater, lui aussi, sans qu'on ait besoin de lui loger une balle dans le dos. Ironiquement, il comprenait à présent le sens de l'expression "être glacé d'effroi", une leçon qu'il aurait préféré ne jamais apprendre, surtout pas ici, surtout pas dans ces conditions. Combien d'âmes innocentes allaient-elles encore subir le joug de cet homme à la faux hasardeuse ? La possibilité d'être le prochain était aussi prétentieuse que possible, et c'était ce qui la rendait insoutenable. L'incertitude, la peur, l'inquiétude - pour lui, comme pour d'autres. Il pensait ne pas connaître les personnes qui composaient cette foule mais il en connaissant une, là, en dehors de cette horreur, une personne qui, jamais, ne devait remettre un pas ici. Inconscient du danger de son geste désespéré, il fouilla nerveusement dans la poche de sa veste, ignorant si un gorille avait les yeux sur lui et, à vrai dire, s'en fichant royalement. Ses doigts butèrent sur les touches, à tel point qu'il dut retaper le message deux fois, laissant au passage une ou deux fautes qu'il ne parvenait à corriger. Dans un état second, il n'aurait même pas pu expliquer comment il avait réussi à l'envoyer sans faire tomber son téléphone, mais intérieurement, il se sentait soulagé de l'avoir fait. Ne reviens surtout pas, tiens trop à toi pourr ça. Déglutissant à peine, il manqua de faire tomber son portable en voulant le remettre dans sa poche, et l'ombre d'une silhouette se rapprochant de lui le fit violemment sursauter. Avait-il été remarqué ? A quoi bon le redouter maintenant, le mal était fait, et plutôt que d'un mal, il s'agissait d'un bien à ses yeux, qu'importe les répercussions qu'il pouvait engendrer.