14 février 2010, Dublin. Avec deux amies, nous étions sorties profiter d’un concert de la capitale, un groupe made-in-chez-nous qui cassait la baraque. Une sortie anti Saint Valentin parce que nous étions toutes les trois célibataires, qu’aucun homme ne s’intéressait à nous et que nous nous étions acheté des boites de chocolats que nous avions dévoré en regardant Dirty Dancing (1 et 2) durant l’après-midi. Nous devions dépenser tous ces calories avant qu’ils ne migrent définitivement dans nos cuisses et qu’on puisse les entendre rire grassement (sans mauvais jeu de mots) la prochaine fois que nous tenterions de mettre un tailleur… Encore faudrait-il avoir un entretien d’embauche enfin, je dis ça…. J’étais en pleine réécriture de mon dernier roman, « Oblivion » qui parlait d’oubli, comme vous pouvez vous en douter mais à chaque fois que j’avais un entretien avec un journal ou une radio, il s’en moquait de savoir si j’avais les capacités pour un emploi, ils voulaient juste des interviews. Bande d’idiots ! Et mes études se passaient plutôt bien. Mes journées étaient assez chargées, c’était pour le mieux. Mais j’aimais quand même glander avec mes amies et regarder la télé. Quoiqu’il en soit je portais une petite robe rouge, des bottines noires, des bracelets noirs, une veste en cuir. D’ailleurs Danae doit toujours l’avoir… Quoiqu’il en soit, alors que nous étions à des kilomètres de la maison, dans une ville loin de là, nous avons réussi à croiser mon ex. Celui-là même qui avait réussi à me pousser à l’écriture avant de m’arracher le cœur et de le piétiner avec ses pieds de géant. Il avait un gilet gris sur une chemise blanche, un nœud papillon atroce et une blondinette à son bras. Elle était grande et mince avec un sourire étrange si vous voulez mon avis. Bref, je ne la connaissais pas et la détestais déjà. Je ne sais pas pourquoi, juste après la première partie, je l’ai vu se faufiler jusqu’à moi. Il a tenté d’engager la conversation « comme des adultes civilisés », tu parles, tu t’es regardé mec ? Un mauvais mot de sa part entrainant une réponse véhémente de la mienne, nous avons commencé à nous engueulés. Et j’en ai soudainement eu marre. D’un revers de la main, fendant l’air qui me séparait de lui, je lui ai dit que je n’en pouvais plus, que ça ne servait plus à rien. Ni de parler, ni de s’écouter. Du coin de l’œil, j’ai vu la porte de service, et m’excusant auprès d’une foule qui recommençait à devenir compact et sautillante, j’ai réussi à sortir. Je n’avais qu’une envie : rentrer, ou aller picoler. Peut-être me prendre une bouteille de tequila et la vider en attendant le retour de mes amies. Mais en quelques enjambées, Eoin me rattrapa « Ecoute Sib’… » Commença-t-il. Et c’était reparti. Des reproches de sa part, de la mienne, un dialogue à sens unique puisqu’aucun de nous n’avait la décence d’écouter l’autre. Je marchais toujours, mon objectif ancré en tête. Pour deux pas rapides que je faisais, il n’avait qu’à faire une enjambée. J’étais résolument trop petite pour faire quoique ce soit. Puis nous avons tourné au coin d’une rue. Un homme était en train de tuer de pauvres innocents. J’ai failli tomber sous le choc. Et l’homme s’est retourné. Il nous a vus, on l’a vu. « Cours ! » murmura la voix brisée de l’ancien homme de ma vie alors qu’il m’attrapait fermement la main. Les coups de feu fusaient. On courait, comme si notre vie en dépendait car c’était le cas. Nous avons couru jusqu’au commissariat, bien qu’il ait arrêté de nous suivre quelques rues auparavant. Ma respiration était haletante, saccadée, mon cœur voulait sortir de ma poitrine, mes mains tremblaient sans que je puisse le contrôler. Mes poumons me brûlaient, je n’arrivais pas à me ressaisir. Je tournais la tête vers Eoin, il était blanc comme un linge, les yeux dans le vague, son rictus habituel s’était effacé. Lorsque le commissaire arriva enfin : cela devait faire trois minutes que nous étions seuls, peut-être cinq, mais j’avais l’impression qu’une éternité s’était écoulé, que nous avions connu notre mort et que nous attendions, dans un purgatoire, la réaffectation de nos âmes dans d’autres corps, d’autres villes, d’autres mondes… Il nous demanda de lui raconter ce qu’il s’était passé. Eoin parla, sans omettre un seul détail, même celui de notre dispute. Pendant que je griffonnais le visage de l’assassin sur une feuille que je lui avais demandé. Il me demanda si j’étais sure du portrait, Eoin m’appuya en disant que c’était lui, et il alla même vanter ma mémoire prodigieuse. Le lendemain, nous étions épuisés de toutes ses précautions et demandes de la police. C’est comme ça que je suis devenue Sibhoàn Gael Saxton, journaliste-bloggeuse. Deux minutes ont changé ma vie du tout au tout. J’ai dû oublier ma vie, ma carrière, ma famille, mes amis. Partir sans jamais pouvoir me retourner, vivre dans l’inattendu, penser que je ne les reverrais jamais, qu’ils me pensent sans doute morte et que je risque chaque jour que ce soit le dernier. Voilà, c’est comme cela que je suis arrivée à Chicago, c’est comme ça, que je suis morte.