« Vous vous êtes perdu ?
- Non… pourquoi vous dites ça ?
- Ca fait déjà trois fois qu’on passe dans cette rue.
- C’est parce que je l’aime bien.
- C’est les poubelles renversées sur le trottoir et les graffitis sur les vieilles usines délabrées que vous aimez ?
- Je préférais quand vous ne parliez pas en fait. Je ne suis pas perdu. Tenez, la preuve ! On y est.
- Ah ouais, vous avez quand même fait un énorme détour pour rien. Vous vous foutez de ma gueule en fait.
- Mais non ! J’y comprends rien à ce GPS, c’est pas pareil.
- Arrêtez de vous foutre de moi, vous voulez juste rallonger la note ! Voleur !
- Je ne suis pas un voleur, je…
- Ca me dégoûte les gens comme vous !
- Mais… »

Jesse n’eut pas le temps d’ajouter un mot de plus car la cliente s’était précipitée hors du taxi, avait elle-même sorti sa valise du coffre et était partie sans éprouver le moindre scrupule. Le jeune chauffeur fut tellement abasourdi qu’il lui fallut quelques secondes pour assimiler le fait que non seulement la nana s’était barrée sans payer le moins centime – Jesse venait tout de même de traverser la ville pour arriver dans cette rue minuscule, mais elle avait en plus pris le paquet de clopes du jeune homme et avait eu le temps de terminer ses M&M’s. Sans même prendre la peine de refermer le coffre en partant.

« Mais quelle salope. »

Jesse renonça néanmoins à lui courir après, car le quartier ne le tentait pas trop, et il n’avait pas envie de devoir cogner sur une femme. Pas par principe, non, il reconnaissait volontiers le fait que certaines filles méritaient parfois cent fois plus de baffes que certains garçons, et on le traitait souvent de connard à cause de ça. Il se disait simplement que cette fille-là, pour devoir se rendre dans un tel quartier, devait connaître un tas de garçons deux fois plus musclés et dangereux que Jesse – même s’il s’estimait parfaitement capable de se défendre, il ne désirait pas risquer sa peau aujourd’hui. Alors il laissa filer la fille, en la traitant de tous les noms.

Il tirait une sale tête lorsqu’il rentra à son appartement. Il gara sa Ford Taurus près du mur sans se soucier du confort des autres (« je suis garé comme un bâtard et je vous emmerde »), en sachant que de toute façon, il repartirait assez vite, que ce soit pour une nouvelle course de taxi ou une soirée dans un bar avec quelques amis.
Le visage de Jesse se détendit quelque peu lorsque lui vint en tête la perspective de retrouver Dylan. Il avait recueilli la gamine alors qu’elle recherchait un endroit où loger, et avait été touché par son air de petite chose fragile prête à voler en éclats au moindre coup de vent. Ce n’était pas vraiment le genre de Jesse de jouer au Bon Samaritain, mais il n’avait pas pu se résoudre à laisser cette jeune dans la rue en faisant semblant de ne pas se préoccuper de son état. C’était d’abord de la curiosité qu’il avait éprouvé à l’égard de Dylan. D’où venait-elle, pourquoi se retrouvait-elle toute seule à Chicago ? Elle était si jeune… Et puis, ce fut aussi un peu de la pitié, il devait l’avouer. Mais il avait suffi de seulement quelques jours pour que Jesse soit pris d’affection pour Dylan. Il la trouvait tellement différente de toutes les autres, elle était loin d’être écervelée comme malheureusement la plupart des autres gamines de son âge, elle était drôle et originale. Cela faisait du bien à Jesse de l’avoir avec lui, sans trop savoir pourquoi. Il l’aimait bien. Il se sentait moins seul lorsqu’elle était là. Non pas qu’il était un solitaire associable, genre l’ermite qui ne sort de son appart que pour faire son boulot et se bourrer la gueule tous les trois soirs : des amis, il en avait plein, des activités, il en avait toujours de prévu. Et il aimait bien son loft où il pouvait faire ce qu’il voulait sans que personne ne le voit, ne le juge, ne l’en empêche. Il était vrai qu’au moment de faire entrer Dylan chez lui, il avait ressenti un léger pincement au cœur en se disant que pendant quelques jours, il devrait faire une croix sur son intimité. Effectivement, vivre à deux dans un loft, ça avait quelques inconvénients. Mais finalement, cette vie de colocation avec Dylan était loin de déplaire à Jesse.
C’est donc avec un sourire en coin qu’il fit son entrée dans le loft, trouvant la petite blonde assise sur le canapé. Il la salua sur le même air enjoué qu’elle avait employé.

«Ketchup et moi, on a une bonne nouvelle à t’annoncer ! J’ai trouvé un appart !»

La « bonne » nouvelle troubla Jesse. Il sentit son cœur manquer un battement, et son semblant de sourire parut trébucher. Il fronça les sourcils, en tentant de paraître plus surpris que déçu. Il détourna son regard, posa ses clés sur le petit meuble dans l’entrée et retira sa veste. Il traversa ensuite la pièce, passa rapidement devant la jeune fille et alla chercher une bière fraiche dans le frigo. Dix secondes plus tard, il se tenait de nouveau devant Dylan. Après avoir bu quelques gorgées de sa boisson, toujours les sourcils froncés, il ne trouva rien d’autre à dire que :

« C’est qui Ketchup ? »

Jesse se contrefichait pas mal de cet abruti de chat, pour lequel Dylan s’était visiblement prise d’affection. Et il s’était un peu douté que « Ketchup » était l’animal en question, mais s’il avait posé la question, c’était non seulement pour sa curiosité, mais surtout pour gagner du temps. Car à l’instant même où la jeune fille avait prononcé « j’ai trouvé un appart », Jesse avait ressenti un pincement au cœur. Mais c’était le genre de choses que le garçon refusait d’avouer, et ce, depuis des années. Il rejetait tout attachement, tout semblant de sentiment, systématiquement. Eprouver ce genre de pincement au cœur, ça le faisait flipper. Non, c’était clair et net, Jesse n’était pas en train de tomber amoureux de Dylan. Il le savait, c’était complètement autre chose. C’était plus… de l’affection pour une petite sœur, ou quelque chose comme ça. Jesse avait accueilli la jeune fille chez lui parce qu’elle était vraisemblablement dans la merde, mais au fil des jours, il s’était découvert une volonté de continuer à la protéger, la garder sous son aile. Même s’il était conscient qu’il n’était pas forcément le coloc’ idéal. En cela, il comprenait le choix de Dylan quant à vouloir se dégoter un petit chez elle. Et puis ça devait surtout aussi être dû au fait qu’il n’avait jamais clairement mentionné qu’elle pouvait rester. A vrai dire, Jesse ne s’était jamais rendu compte qu’il voulait qu’elle reste, ça lui été paru évident que la gamine devrait s’en aller à un moment donné. Non, tout cela, il le réalisait seulement maintenant.
Sa bière à la main, Jesse se contentait d’observer Dylan et le fameux « Ketchup » (il se dit qu’il pourrait difficilement appeler le chat de cette façon, « Connard » lui allait à la perfection, il n’en démordrait pas) sans rien dire, essayant du mieux qu’il pouvait de paraitre impassible. Sois cool, fais comme si t’étais heureux ! Allez, essaie de sourire. Souris, mon grand, tu peux le faire. Sans trop grimacer si possible… ça veut pas dire qu’elle va disparaitre pour toujours, tu as son numéro de téléphone, tu pourras continuer à la voir, à veiller sur elle. Les yeux de Jesse se posèrent alors sur le chat, qui semblait le narguer. Là, un vrai sourire apparut enfin sur le visage du jeune homme. Voilà de quoi le réjouir : si Dylan déménageait, il l’autoriserait volontiers à emmener son ami Ketchup avec elle. Il serait enfin débarrassé de ce monstre sanguinaire ! Hallelujah ! Légèrement rassuré – il lui en fallait visiblement peu – il se concentra de nouveau sur la jeune fille, qui s’était à présent lancé dans la description de l’appartement qu’elle avait trouvé. Il l’écouta attentivement. Lorsque Dylan parla du quartier, pendant deux secondes, Jesse crut qu’elle plaisantait, et il faillit éclater de rire. Mais étant donné les précisions qu’elle donnait, et surtout, son air trop sérieux, il comprit que ce n’était pas une farce. Alors son sourire se figea, et il se sentit blêmir. Il se souvint ensuite qu’il avait emporté une bière de la cuisine, et vida ainsi la petite bouteille d’une traite.
Une fois que Dylan eut terminé son fabuleux récit, Jesse posa la bouteille vide sur le sol (la poser sur la table basse située à peine deux mètres plus loin lui aurait-il causé de graves problèmes de santé ?) et s’avança vers elle. Il enjamba la table basse et eut pour intention de prendre place sur le canapé. Mais c’était sans compter l’être méphistophélique qui se trouvait là. Celui-ci se mit à grogner, comme s’il avait une proie entre les pattes et que Jesse voulait la lui dérober. Le jeune homme tenta de l’ignorer et posa une main sur l’accoudoir du canapé, mais le chat se redressa aussitôt, hérissa le poil et se mit à souffler et cracher avec insistance. Jesse eut un mouvement de recul. Cette bestiole lui fichait clairement la trouille. Mais il avait un problème plus urgent à régler avec Dylan, et il n’allait pas se voir refuser l’accès à son propre canapé à cause d’un animal taré. Jesse attrapa alors un coussin et chassa le félin avec. Mais ce dernier résistait, se reposant sans soude sur le soutien de sa nouvelle alliée, alias Dylan. Ni une ni deux, Jesse revint sur ses pas et ramassa la bouteille vide. Quand il se retourna vers le canapé et se mit à menacer le chat avec sa nouvelle arme, Dylan crut bon d’intervenir et prit l’animal dans ses bras avant de le déposer par terre. Jesse lança un dernier regard mauvais en direction du diable et prit enfin place aux côté de la jeune fille.

« Sérieux, c’est n’importe quoi ce chat… » s’indigna-t-il.
Puis le sentiment d’inquiétude qu’il avait éprouvé quelques instants plus tôt resurgit, et le regard de Jesse changea. Il plongea ses yeux dans ceux de Dylan, et lui dit dans un soupir :

« Je t’interdis formellement d’aller habiter là-bas. »

Il aurait pu saisir là l’occasion de lui avouer son désir de la voir rester ici. C’était simple à dire : « Je voudrais que tu restes. » Tellement simple qu’il ne sut comment le formuler, et ajouta à la place :

« Tu veux que je t’explique ce qu’il se passe quotidiennement dans le charmant immeuble en question ? Ce qu’on rencontre chaque matin et chaque soir dans cet adorable quartier ? »

Le jeune homme se repositionna sur le canapé et attrapa fermement les deux mains de Dylan.

« Tu devrais davantage te renseigner quand tu trouves un appartement. Là, c’est pas juste "pas le grand luxe", c’est la misère totale. Moi vivant, t’iras jamais habiter là-bas. »

Allez, dis-le, dis-le que tu préfères qu’elle reste.
Mais Jesse attendit plutôt que Dylan réplique.