Glaces et jeux d'enfants.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, Eoin s'adaptait bien à cette vie qui était devenue la sienne à Chicago. Il arrivait même à employer l'accent américain au quotidien, alors même que son accent britannique l'avait poursuivi après son emménagement en Irlande. Il faut dire que c'était par fierté d'être anglais qu'il avait toujours lutté contre le fort accent des leprechauns, même à son jeune âge de l'époque et que c'était une question de survit aujourd'hui que de prétendre être un véritable américain. Il avait fallu jouer sur ce genre de détails afin d'en conserver un maximum d'autres. Sibhoàn, par exemple, était trop tête en l'air pour ne pas se tromper en donnant son prénom, elle avait donc conservé celui-ci, pour éviter une erreur stupide qui aurait fait parlé, tandis que lui avait accepté de changer de prénom et s'était auto-baptisé Valeryan lorsqu'on avait voulu l'affubler d'un médiocre Andrew Smith. Il était devenu américain de naissance quand Sib', bien incapable de manipuler son inimitable accent irlandais, avait poussé le marshall à l'affubler du titre d'expatriée. Changer un maximum de choses, garder des détails précieux pour avoir l'air tout à fait honnête, se fondre dans la masse. Il avait l'habitude de cacher des choses, cela ne l'avait finalement pas beaucoup changé de sa réalité d'avant, même si les mensonges étaient plus gros, plus vastes et qu'ils n'offraient aucune échappatoire.

Le nez plongé dans son vieil exemplaire corné et abîmé des Hauts du Hurlevent, Eoin profitait d'un bel après-midi dans Lurie Garden. Certains jours, il préférait largement se retrouver assis à même le sol dans ce dédale de fleurs et de plantes, plutôt qu'à son appartement. La vie là-bas était de plus en plus insupportable ses derniers temps et rares étaient les soirées qui ne se terminaient pas à guerre ouverte entre Sibhoàn et lui, alors autant que possible, il évitait de rentrer trop tôt, s'enfermant longuement dans son bureau à la bibliothèque ou profitant du beau temps pour se plonger dans un bon livre assis sur un banc. Aujourd'hui était un jour de beau temps et s'enfermer lui avait paru insupportable au vu du beau soleil qui brillait. Il avait donc rallié le Millenium Park et il se perdait depuis plusieurs heures dans l'un de ses romans fétiches, relevant les yeux de son récit de temps à autre pour observer les gens vivre leur vie. Cette vie normal dont il était privé depuis trois ans. Une vie normal attira son regard plus que les autres encore. Une mère et sa petite fille, qui ne devait pas être beaucoup plus âgé que son propre fils. Ce fils qu'il n'avait pas vu depuis trois ans, à qui il n'avait même pas pu dire au revoir. Ce fils qu'il cachait à tout le monde, même à ceux qui connaissaient une partie de son ancienne vie. Le regard triste, il observait cette petite fille jouant et riant et sa maman qui la regardait faire, songeant à combien il aurait aimé être à sa place. Il n'avait aucun doute sur ce fait. Lilas ne parlait jamais de lui à son fils. Il n'était pas assez naïf pour croire qu'elle puisse avoir eu à cœur d'honorer sa mémoire et qu'elle puisse raconter à leur fils des histoires dont il serait le héros. Si elle le mentionnait quelques fois, c'était sûrement pour donner de lui une image la moins glorieuse possible.

Soupirant, le jeune homme se leva finalement, se dirigeant nonchalamment vers un vendeur de glace qu'il connaissait bien, la file d'attente était interminable, et pour cause. Il devait être le meilleur glacier de toute la ville, tellement meilleur que tous ses glaciers qui vous vendaient une glace faussement maison à des prix exorbitants. Le vendeur ambulant à la recette secrète, lui, n'était pas cher et très bon commerçant. Eoin était donc prêt à patienter de longues minutes pour une italienne à la fraise... Ce qui ne semblait pas être le cas de l'enfant derrière lui qu'il sentait de plus en plus proche dans son dos alors que lui-même n'avait pas bougé d'un millimètre depuis plus de deux minutes...

Alessa pliait et redépliait et relu des centaines de fois la lettre qu’elle tenait dans ses mains puis elle entendit la sonnette de la porte d’entrée… Tout se précipitait en elle et son cœur se mit à accélérer lorsqu’elle le reconnut sur le seuil de la porte. Et on peut dire qu’il n’avait pas changé en 5 ans, non, il avait la même tête, le même regard envoutant mais sa venue n’était pas des plus sympathique et ça, Alessa le savait… «  Ryan je ne veux pas te voir et tu ne verras pas non plus Sarah… DEGAGE ! » Elle tenta de refermer la porte mais celle-ci fut bloquée par le pied du jeune homme. « Tu ne peux pas m’empêcher de voir ma fille et je suis venu la récupérer… compris ?! » Alessa perdait des forces et tout d’un coup la porte s’ouvrit violemment, la poussant contre le mur et laissant passer le jeune homme dans l’appartement… Au loin, les cris de la fillette se firent entendre : « MAMANNNN, MAMANNNN… ».

En découvrant la lumière du jour, Alessa comprit ce qu’il venait de se passer… Et elle fut soulagée de voir la tête de sa fille au-dessus d’elle qui venait de la tirer de son mauvais cauchemard.  Pour rien au monde Alessa ne laisserait personne lui prendre sa fille, elle avait trop besoin d’elle et en venant à Chicago avec, elle avait enfin pris sa vie en main et avait tout reconstruit avec la petite. C’était à présent, elles deux et rien d’autre. Il manquait cependant une personne à leur équilibre, et d’ailleurs la petite réclamait souvent la présence d’Haley qui n’est autre que la cousine aussi proche de sa mère qu’une sœur. Mais Alessa ne désespérait pas de voir la jeune femme débarquer à Chicago avec elles et d’ailleurs elles s’appellent tous les jours. C’est une relation très fusionnelle qu’elles entretiennent toutes les deux, si bien que la petite appelle Haley « TATA ».  En attendant la petite tornade qui se tient aux côtés d’Alessa sur le lit, était pressée que sa maman se réveille. « Bonjour ma petite tornade, alors comme ça on ne veut pas laisser dormir maman ? » La petite se mit à rire aux éclats et entoure sa mère de ses petits bras. Ce qu’Alessa apprécie grandement et ce qui la rassure énormément.  « Tiens j’ai une idée, et si on allait au parc cette après-midi ? » A voir les cris de joies de Sarah, Alessa comprit qu’il lui serait impossible de revenir en arrière et elle était heureuse elle-même de rendre sa fille si contente d’une sortie pourtant tellement simple. Bien entendu, elle emmènerait également son appareil photo pour immortaliser cette journée mère/fille.

Après s’être longuement préparées et après avoir mangé un bon déjeuner, elles se rendirent au parc. Un magnifique parc dans lequel elles pourraient passer un bon moment à jouer à toutes sortes de jeux. Pour commencer Alessa avait installé une couverture sur le sol et sans prévenir elle avait commencé par chatouiller sa fille, ensuite les deux avait continuer en faisant une sorte de chat, courant et sautillant tout autour de la couverture et après avoir longuement fait les folles, elles se posèrent un tout petit moment dessus… Mais après une minute, la petite se mit à bouger et Alessa eut une idée fantastique. «  Ma puce et si on allait manger une glace toutes les deux hein ? » La jeune femme ne put pas entendre la réponse que la petite fille s’était mise à courir, sans attendre sa mère en direction du marchand de glaces… Alessa lui courut après à demi-amusée et à demi-fâchée.

Alessa se pencha vers la petite fille et la gronda un peu en lui disant de ne pas s’éloigner comme ça, même si le marchant n’était pas si loin d’eux. Alessa avait tellement peur de la perdre qu’elle avait à chaque fois peur qu’il lui arrive quelque chose et après la réception de la lettre de son ex, disant qu’il voulait reconnaître la petite fille de 5 ans, elle était encore plus méfiante. Enfin les deux avait pris place dans la file d’attente mais la petite ne pouvait s’empêcher  de gigoter et de pousser les gens autour d’elle, bien qu’elle ne le fasse pas exprès… « Sarah, s’il te plait arrête de bouger, il y a du monde devant… » Mais la petite n’en avait que faire et elle continuait si bien qu’elle bouscula le jeune homme qui attendait devant elles deux… Alessa souffla fort et prit la main de sa fille en haussant le ton : «  SARAH, CA SUFFIT TU VIENS DE BOUSCULER LE MONSIEUR… TU VAS FINIR PAR NE PAS AVOIR DE GLACE SI CA CONTINUE … ». Alessa aime énormément sa fille mais elle sait se montrer sévère quand il le faut et n’hésite pas à la punir dans certains cas.

Eoin avait vu des choses horribles trois ans plus tôt. Les actes de mafieux sans scrupules, capable de tuer des innocents juste pour faire payer une personne. Pourtant, ça n'était pas les pires horreurs de sa vie. Bien sûr, il le prétendait, avouant sans mal que ce dont il avait été témoin était horrible, mais pour lui, le plus dur n'était pas de vivre dans la crainte que ces hommes le retrouvent et lui fasse la peau. Il craignait plus pour Sibhoàn, par exemple, sa vie lui étant précieuse. Mais surtout, ce qui était le plus atroce, c'était d'être loin de son fils. Si loin. Un océan entier les séparaient et une mort aussi sa mort. Quand on entrait dans le programme de protection des témoins, on vous envoyait ailleurs, loin des vôtres, sans même vous donner le temps de leur dire au revoir, sans même vous donner l'occasion de jeter un dernier regard, de serrer une dernière fois dans vos bras les êtres aimés. Quitter ses parents, ses frères et sœurs, du jour au lendemain, sans un adieu, avait été dur, mais le fait que Sibhoàn soit avec lui avait compensé... un peu. Elle rendait les choses moins lourdes, plus facile. Pourtant, il y avait une absence, un manque qu'elle ne pouvait combler. Celle d'un fils. Son fils lui manquait terriblement, à le rendre fou et il ne pouvait en parler à personne, se retrouvant de plus en plus oppressé par ce manque qu'il ne pouvait révéler, qu'il ne pouvait exhorter en parlant, parce que pour lui, tant qu'il taisait sa paternité, tant qu'il n'avouait pas avoir un fils quelque part en Irlande, il gardait son fils en sécurité. Personne ne savait pour lui et Lilas, personne dans sa famille, ni Sibhoàn, ni même les flics, personne ne pouvait le lier à la femme ou à leur fils. Alors, son petit garçon était en sécurité et il devait le rester, même si cela le tuait à petit feu.

La petite fille dans son dos continua de gigoter, s'attirant l'agacement de celle qui l'accompagnait, la contraignant plusieurs fois à demander à l'enfant de se calmer. La demande fut sans effet, faisant sourire Eoin qui fit mine de ne rien sentir, contrairement aux quelques têtes devant lui qui se tournèrent en fronçant les sourcils. Il eut envie de leur demander ce qui n'allaient pas pour eux, alors que c'était lui qui prenait les petits coups de la petite. Comme si leurs enfants à eux étaient des modèles de vertues. Une bousculade, plus forte que les autres, attisa les foudres maternelles et la jeune femme, qui se saisie de la petite main de sa fille pour la disputer plus fortement. Eoin se retourna et regarda la petite fille, puis la maman. « Ça n'est rien, ne vous en faites pas. » Il se tourna ensuite vers l'enfant et lui fit un clin d'oeil et un sourire. « Un peu de patience, jeune fille. Ça sera bientôt votre tour ! Ça serait dommage d'être privé d'une bonne glace si près du but, tu ne crois pas ? »

Ce fut vite leur tour en effet et Eoin commanda sa glace fétiche : l'italienne à la fraise, avant de se tourner vers la femme et l'enfant dans son dos. « J'adore sa glace à la fraise, pour moi c'est la meilleure de toute ! Vous les aimez aussi ? Il vous faut absolument y goûter si vous ne l'avez jamais fait. » Il indiqua au vendeur le duo et prit commande pour elles, déposant la somme nécessaire pour payer les trois glaces sur le comptoir du vendeur. Il donna ensuite son cornet à la petite fille, puis tendit ensuite l'un des deux autres qu'on lui tendait à la jeune femme. « Je m'appelle Valeryan », dit-il poliment, s'éloignant du camion de glace pour laisser les clients derrières eux commander à leur tour. Le jeune homme était comme ça, aucune arrière pensée, juste l'envie de faire plaisir à une petite fille ayant à peu près l'âge de son propre enfant. Un peu fou, sans doute, mais il était comme ça. Et il commença à s'éloigner d'elles en leur faisant un petit au revoir de la main, mangeant sa glace en souriant.

Alessa commençait à perdre patience devant l’agitation de sa petite Sarah. Il faut bien l’avouer, être mère célibataire n’est pas de tout repos mais la jeune femme n’échangerait pour rien au monde sa vie. Heureusement qu’elle avait sa fille dans les moments moins bons que d’autres. Après tout la petite fille lui apportait beaucoup plus de bonheur que de peines donc cela compensait un peu. Malgré le fait qu’une figure paternelle ne serait pas de trop parfois, la petite commençant à poser tout un tas de questions sur son père. Enfin à part lui dire qu’il s’était enfuit à l’annonce de la grossesse, Alessa ne pouvait pas trop lui donner d’autres réponses ayant coupé les ponts avec lui après sa fuite. Et elle était encore pas mal en colère contre lui.

Bref, la jeune femme perdait patience avec sa fille qui n’arrêtait pas de bouger et arriva ce qui devait arriver. Le jeune homme devant elles, se retourna et Alessa ne savait plus où se mettre. Mais au lieu que ce dernier s’énerve, il lui disait que ce n’était rien. Alessa ne sachant pas quoi dire, elle lui répondit par un mince sourire tout en faisant les gros yeux à sa petite fille d’un air de dire qu’elle l’avait prévenue. Mais le jeune homme ne s’arrêtant pas là, dit à Sarah d’attendre un peu pour ne pas être privé d’une bonne glace. Alessa trouva cela tellement mignon et elle ne put s’empêcher de sourire d’autant plus que sa fille rigolait tout en jouant un peu les timides. Alessa imaginait alors que le jeune inconnu devant elles, devait avoir un enfant pour être si doux avec sa fille. Il est vrai que souvent les personnes qui n’ont pas d’enfants ne sont aucunement patients comme lui. Heureusement qu’il y a de tout sur cette terre et ça Alessa le savait bien. Enfin en tout cas elle savourait d’autant plus cette belle journée, qui pour une fois n’était pas polluée par tous ces gens stupides et pressés.
Alors que la jeune femme n’était plus très loin de payer les glaces Valeryan prit les devant en leur disant que la glace à la fraise selon lui était la meilleure et que de ce fait si les jeunes femmes n’en avaient jamais gouté, il fallait y remédier. « Je crois qu’on va se laisser tenter merci du conseil » dit-elle en s’avançant vers le vendeur, Valeryan leur tendait déjà les glaces… Alessa n’en revenait pas, elle venait de se faire payer des glaces. Elle ouvrait la bouche, puis la refermait aussitôt, elle en restait bouche bée. Le petit groupe s’éloignant du marchand de glace, le jeune homme indiqua son prénom mais Alessa ne savait pas quoi dire… Tellement perturbée la jeune femme n’avait encore rien ne sachant comment le remercier mais si elle ne le faisait pas rapidement Val’ aurait déjà disparu, ce dernier leur faisant un signe de la main en guise d’au revoir… « Hey attendez… Valeryan c’est ça ? »

Alessa avait presque couru dans sa direction et la jeune femme avait pris sa fille par la main… A la hauteur du jeune homme la jeune femme retrouva la parole… « Je suis désolée, je ne vous ai même pas remercié pour la glace, mais vous savez vous n’étiez pas obligé de faire ça… » Dit-elle d’un trait sans s’arrêter pour respirer. L’oxygène ayant enfin oxygéné le cerveau la jeune femme se rendit compte qu’elle ne s’était même pas présentée… « Au fait je m’appelle Alessa et le petit monstre c’est Sarah, ma fille. » dit-elle avec fierté. Car du haut de ses 24 ans, la jeune femme était fière de sa petite fille de 5 ans. La jeune femme souriait et cela ne lui était pas arrivé depuis un bon moment ou alors c’était parce qu’elle ne s’était pas fait non plus trop d’amis depuis qu’elle était venue à Chicago pour redémarrer une nouvelle vie… « Dites-vous faites quelque chose là maintenant ? » Alessa n’avait aucune arrière-pensée mais de la compagnie lui ferait du bien et puis Sarah aurait quelqu’un de plus pour s’amuser pourquoi pas...