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[Jesse] Sans désirs et sans crainte, je ne nourris plus les chimères du bonheur, et les hommes ne sauraient me faire plus de mal que j'en éprouve.

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one more night


[Jesse] Sans désirs et sans crainte, je ne nourris plus les chimères du bonheur, et les hommes ne sauraient me faire plus de mal que j'en éprouve. Empty
MessageSujet: [Jesse] Sans désirs et sans crainte, je ne nourris plus les chimères du bonheur, et les hommes ne sauraient me faire plus de mal que j'en éprouve. [Jesse] Sans désirs et sans crainte, je ne nourris plus les chimères du bonheur, et les hommes ne sauraient me faire plus de mal que j'en éprouve. EmptyLun 9 Sep - 17:48



Je n'entends plus, je tombe en de douces langueurs ; Et pâle, sans haleine, interdite, éperdue, un frisson me saisit, je tremble, je me meurs.

« C’était comme plonger tête la première dans un puits sans fond, mes ongles râpant la pierre acérée égratignant le bout de mes doigts déjà en sang, sans jamais parvenir à me raccrocher à cette paroi lisse et stopper ma chute. C’était comme une nuit sans fin, le soleil, éreinté, qui aurait refusé de se lever pour moi et m’aurait plongé dans un abîme de ténèbres. C’était comme si ma lucidité ne tenait plus qu’à un fil sur lequel je tirais pour la ramener vers moi, mais qui m’échappait constamment. C’était comme une immersion dans un bain d’acide, réduisant ma peau en lambeau, ne laissant plus que les chairs à vif, douloureuse au moindre mouvement d’air. C’était un immobilisme total qui me tirait quand même vers le bas, mais c’était pire si je me débattais, dans ce cas les sables s’accrochaient toujours un peu plus à mes membres, les rendant lourds et gourds, et je m’enfonçais davantage. C’était comme mourir à petit feu, une flammèche venant lécher le bois du bûcher sur lequel on m’avait érigé. J’avais toujours été surélevée par les autres, posée en évidence sur un piédestal, observant le monde depuis mon Olympe, caressant du doigt les nuages, et balançant des Ferrero rochers au bas peuple comme on nourrit des fauves affamés. Mais on n’apprivoise pas un animal sauvage, j’aurais dû le savoir, et le coup de griffe succédant aux caresses, s’il n’avait été mortel, avait laissé une plaie qui, mal soignée, avait fini par s’infecter et suinter par tous les pores de ma peau. La douleur m’avait conduit aux portes de la folie, et avait transformé mon piédestal en bûché ardent sur lequel brûlait mon âme à petit feu. Il me suffisait de fermer les yeux pour sentir la vie glisser hors de moi et couler sur ma peau en y laissant sa marque vagabonde. C’était palpable. La lionne avait combattue vaillamment aussi longtemps que ses forces le lui avaient permis, mais cela faisait bien longtemps que les forces, comme le reste, avaient déserté l’enveloppe inutile de mon corps. J’avais baissé les bras. Un cri que personne n’entend parce que je n’ai pas envie qu’on l’entende, un verre en cristal qui s’échappe et dont on observe la chute jusqu’au sol avec délectation parce que finalement, ça à quelque chose de beau et d’hypnotique, ce putain de cristal qui explose en répandant ses éclats à travers la pièce. Peut-être même est-il plus beau maintenant, ces éclats brillants réfléchissant la lumière comme les faces taillées du plus beau des diamants. Je ne suis pas un diamant. Je ne suis qu’un vulgaire morceau de charbon. Je ne comprends pas pourquoi on s’entête à me traiter comme si j’avais une quelconque valeur. Je ne suis qu’une miette égarée dans l’écrin carmin dont on m’a orné, et que tout le monde contemple, applaudissant au moindre battement de paupière, à la moindre respiration. Mais l’écrin s’est refermé sur ma gueule et m’a laissé dans le noir. Je cherche, je cherche la sortie, je cherche ce foutu néon vert qui me faciliterait la tâche. «Exit». Au fond de moi je sais où le trouver ce panneau, je sais comment l’atteindre de manière définitive. Il y a quelque chose de doux et d’apaisant dans ce terme. Définitif. Et si finalement le puits avait un fond ? Et si finalement c’était à moi de décider quand la chute prendrait fin ? J’ai le choix, je l’ai toujours eu. Cette pensée me réconforte. Et si j’ai le pouvoir de stopper cette chute, alors je peux me permettre de chuter plus profondément alors, tout en sachant que demain, rien ne sera plus, demain je ne serais plus. Demain j’aurais atteint les enfers, et qu’importe ce qui m’y attend, ce ne sera jamais pire que le purgatoire dans lequel je me complais depuis ma naissance. Je ne me débats plus dans le vide, je sais que j’ai une influence sur ma dérive, la plus grande de toute. Alors je me laisse tomber un peu plus, je prends plaisir à me débattre pour sentir les sables se refermer sur mon corps, m’attirer vers la démence, je jubile en me sentant, pour la première fois, maîtresse de ma destinée. Un destinée qui va s’avérer très courte mais d’une splendeur jamais égalée. Je sens la vie et la raison s’échapper de mon corps à mesure que la sueur s’y forme et glisser sur mon épiderme. Je sens qu’on m’attaque, qu’on m’assiège, qu’on me pénètre et colonise. Je ris. Demain je ne serais plus, colonise-moi autant que tu veux, demain tout ne sera que terre stérile et désolation. Je sens mon corps s’enflammer, et j’imagine le bûché à mes pieds, le bourreau encagoulé, sa torche à la main, charmé par le brasier. Et puis je vois la lumière. Trois fois rien, juste une étincelle, un point lumineux qui semble si loin et qui m’appelle inexorablement. C’est quoi ça ? Je pense d’abord au feu, mais il se trouve à mes pieds, il n’a donc pas raison d’être aux tréfonds de mon cœur. Plus mon assaillant me parasite et plus la lumière se fait vive, chaleureuse, accueillante. Plus le fauve me dévore et plus le fil de ma raison se tend. Je pourrais le suivre si je voulais, je pourrais le saisir à pleine main et tirer jusqu’à regagner la surface. Mais je suis si fatiguée... La lumière oscille, devient violente, clignote au rythme des coups de reins de mon ennemi. Je vacille. Elle explose dans ma tête comme le verre en cristal, fichant ses éclats dans chacun de mes organes vitaux. Ca me coupe le souffle, ça m’arrête le cœur. Et puis ça reprend, tout doucement, mon palpitant pulsant ce sang qui me maintient biologiquement en vie. Je ferme les yeux. La lumière est toujours là, tout au fond, très loin, inabordable, inatteignable. Et pourtant je la veux. Finalement je n’ai jamais eu le choix, je crois. »

- I -

Il est 5h du mat, ou quelque chose comme ça. Elle n’a pas vu l’heure tourner tant elle était prise dans sa traque de la lumière. C’est devenu plus qu’un jeu, plus qu’un simple acte, il s’agit d’un instinct de survie, et c’est comme si elle avait réglé toute sa vie autour de ça. Ce qui est terriblement ironique puisqu’une vie, c’est justement ce qu’elle cherche à atteindre. Pour l’instant elle déambule dans une espèce de non-vie où elle tente de donner le change, prétendre que tout va bien, que rien n’a changé, une petite comédie des apparences. Et tout le monde n’y voit que du feu. Comment aurait-il pu en être autrement alors qu’ils l’ont laissé se mourir sans s’en rendre compte. Depuis des mois chaque jour était un jour de moins, chaque heure un peu de vie évaporée de son corps. Elle avait perdu, elle s’était perdue, et le reste du monde était demeuré aveugle. Il faut dire qu’elle était bonne comédienne, elle savait sourire quand il le fallait, rire aussi, deviser de façon légère, s’adonner au babillage, alors qu’à l’intérieur, les ruines de son âme menaçaient les fondations. Elle allait crever, et tout le monde serait surpris. «Je ne comprends pas, elle était si joyeuse, si festive, si pleine d’entrain. Ce geste fut aussi inattendu que soudain» dirait une source proche de la défunte dans un canard quelconque contre quelques billets et une demi-heure de gloire. Ça lui donnait envie de rire. Un rire sombre et dénué de toute joie, mais un rire quand même. Ethan serait inconsolable par contre, la surprise céderait la place au choc, puis à la colère pour enfin aboutir sur l’abattement et les remords. Il comprendrait qu’il avait joué un rôle dans la détresse de sa meilleure amie, il était loin d’être idiot malgré ce que prétendaient certains. Alors il s’accuserait de sa mort et ne s’en relèverait jamais. Une douleur vive et furtive secoua son cœur. Elle venait de penser à Ethan. Ça pouvait surprendre, mais c’était la première fois qu’elle y songeait, qu’elle envisageait sa réaction, qu’elle souffrait en l’imaginant. Il y a quelques jours, cette pensée ne l’aurait même pas frôlée. Elle envisageait sa mort comme une délivrance, sa propre délivrance, sans penser aux dommages collatéraux. Chérissant sa douleur, protégeant son mal, elle s’était repliée sur elle-même, centrée sur son propre nombril, se foutant du monde autour. Elle n’avait pas songé une seconde qu’on puisse pleurer sa mort, que son geste puisse faire souffrir quelqu’un d’autre. Elle n’avait pensé qu’à elle. C’était un progrès en soi. Elle avançait... Doucement, certes, mais elle avançait vers quelque chose d’autre que l’autarcie torturée, elle avançait vers les autres. Finalement elle n’était peut-être pas si seule si elle arrivait encore à penser à la douleur d’un autre qu’elle. Elle en fut surprise, et si elle en avait encore été capable, peut-être même aurait-elle pu ébaucher un sourire. Mais si elle était apte à jouer la comédie pour les autres, tout ce qui était authentique avait encore du mal à sortir. Sourire, rire, plaisanter de façon naturelle et non calculée, c’était encore quelque chose d’inaccessible. Mais il y avait tout de même quelque chose de changé en elle : son calme. Là, entre les draps d’un énième point de chute minable, le corps vidé de toute énergie, les bras et les jambes échoués autour d’elle, elle en ressentait plus l’habituelle angoisse que comme un point profondément enfoui et en sommeil. Elle n’avait pas disparue, elle était toujours présente, tapie dans l’ombre, menaçant de se réveiller d’un instant à l’autre, mais elle n’était plus omniprésente, oppressant ses poumons, pinçant son cœur, lui bloquant la respiration et l’irrigation du cerveau. Elle ne torturait pas ses doigts, elle ne remuait pas de la jambe avec frénésie, et elle respirait calmement. C’était la troisième fois qu’elle faisait l’amour avec lui, la troisième fois qu’elle pensait en ces termes «faire l’amour» et non plus «baiser», «se faire sauter» ou tout autre terme visant à dépersonnaliser cet acte et le rendre anodin et insignifiant. Elle n’était pas suffisamment déraisonnée pour ne pas saisir qu’il était la cause du léger mieux qu’elle accusait, ou tout du moins, il était l’objet par lequel elle y parvenait. Un médicament dont chaque prise permettait de désépaissir le brouillard de son crâne. Elle ne comprenait toujours pas pourquoi il venait, pourquoi il venait à chaque fois, ni ce qu’il attendait de tout ça, mais pour être honnête, elle ne se posait même pas la question, elle était encore à des années lumières de ce genre de questions. Il était là, elle ne cherchait pas plus loin. Il lui donnait ce dont elle avait besoin, et puis elle rentrait chez elle. J’aurais pu dire «ils rentraient chacun chez eux» puisque c’était certainement ce qu’il faisait de son côté aussi, mais il aurait aussi bien pu aller tout autre part, elle n’en avait que faire, elle n’y songeait même pas, elle ne songeait à rien d’autre qu’à sortir du tunnel où l’obscurité ne lui permettait que de distinguer le bout de ses orteils. Elle était autocentrée sur elle-même parce qu’elle ne pouvait voir le reste, il faisait trop noir dans sa tête. Mais si elle avait été en mesure de noter certains détails, elle se serait rendu compte qu’aujourd’hui, elle s’était attardée un peu plus que la veille. Cela faisait plus de dix minutes qu’elle s’était écroulée sur le matelas bon marché, le souffle court, le corps en sueur, et elle n’avait toujours pas bougé de là, pas plus qu’elle n’avait déplacé le bras qui lui barrait le corps, en équilibre précaire sur sa taille fine, tandis qu’elle lui tournait le dos, de côté sur le matelas, fixant le mur d’un blanc douteux qui lui faisait face. Elle sentait sa respiration chaude dans son cou, et évalua qu’il devait être à moins de vingt centimètres d’elle. Ca ne faisait pas mal. Ou alors ça faisait tellement mal qu’elle ne ressentait même plus ce mal. Peut-être, elle ne savait plus trop. Elle avait tellement souffert à cause de lui que finalement, elle s’était peut-être habituée à cette douleur au point qu’elle se confonde avec le reste. Ou alors c’était peut-être son attitude qui lui permettait de mieux appréhender les choses. Il ne lui demandait jamais rien, la laissait se murer dans le silence sans la forcer à parler, sans lui poser de question, sans même chercher à communiquer avec elle. S’il avait ouvert la bouche, s’il avait fait entendre sa voix, alors sûrement qu’elle n’aurait pu continuer ainsi, le calme n’aurait jamais pu se distiller dans son corps, et la rage accumulé à son encontre aurait explosé comme cela avait déjà été le cas lorsqu’il l’avait suivi à Gold Coast... Mais il ne parlait pas, pas plus qu’il ne cherchait à la ramener contre lui pour une étreinte post-coït comme ils en avaient l’habitude autrefois. Cet autrefois n’étant plus de mise, il faisait bien de s’abstenir. Elle n’était pas là pour raviver de vieux et douloureux souvenirs, elle était là pour prendre sa dose de lumière, et basta. Et voilà, cette simple pensée venait de réveiller anxiété et agitation, le passé n’avait fait que frôler son esprit, mais cela suffisait à secouer les démons. Alors, sans un mot, très exactement 14 minutes après avoir pris son pied, elle se glissa hors des draps, laissant le bras masculin retomber lourdement sur le matelas. Il avait cessé d’exister sitôt qu’elle avait repensé à lui autrement qu’en terme médicamenteux, elle avait bloqué son esprit de manière à nier son existence et ne pas souffrir. Et jusqu’à sa prochaine dose, elle tâcherait de l’occulter totalement afin de tenir en respect la bête griffue qui lui ravageait les entrailles au moindre signe de faiblesse. Lorsqu’elle claqua la porte d’entrée derrière elle, Jesse Lynton avait été rayé de sa mémoire superficielle.

- II -

J'ai besoin de te parler mais pas ce soir. Demain.

Va te faire foutre, Lynton ! C'était ce soir que j'avais besoin moi, et pas de parler, j'en ai rien à foutre de parler, j'ai même pas envie de te parler. Compte pas sur moi. Je serais à la chambre de la dernière fois cette nuit si tu changes d'avis.

Je suis pas ton jouet Sasha, si t'es en manque achète toi un sex-toy. Mais si tu veux que cette petite aventure continue, vu qu'elle semble te satisfaire, rejoins-moi aujourd'hui.

C'est pas mon problème ça, c'est le tien. Je ne veux même pas entendre parler de tes problèmes. Confonds pas tout, je ne suis pas ta copine, je ne suis même pas ton amie. Alors si t'as besoin de te confier, va voir quelqu'un d'autre. Et ne m'attends pas. Je ne viendrais pas.

Il faudra qu'on parle à un moment donné Sasha. Mais soit. Fixe un rendez-vous, je m'y tiendrais. Ne te plains pas si tu n'aimes pas la manière dont je vais gérer tout ça.

Alors, écoute bien parce que je vais être très claire : Je ne t'ai rien demandé, je ne m'engage à rien, je ne te dois absolument rien. J'ai pas envie de parler avec toi parce que, d'une manière générale j'aime pas parler, et encore moins avec toi. Y a qu'une seule chose dont j'ai envie et besoin, si tu me la donnes tant mieux, sinon j'm'en tape. C'est suffisamment clair pour toi ? Alors non, on a pas besoin d'en parler, ni de parler de rien d'autre, le mutisme me va très bien. Complique pas tout.


Elle avait attendu pendant de longues heures. Assise sur le coffre du bow-window, elle avait observé le soleil décroître au-dessus des toits, sans jamais s’arrêter pour elle malgré le fait qu’elle le lui ait ordonné plusieurs fois, avant de se mettre à le supplier. Elle ne voulait pas qu’il se couche, car lorsqu’il ne serait plus là, alors elle se retrouverait entourée de ténèbres, les ténèbres cernées par d’autres ténèbres. Il y en avait trop en elle pour qu’elle puisse se permettre de se laisser submerger par la noirceur de la nuit. C’est aussi pour ça qu’elle s’arrangeait pour ne jamais être seule. Elle qui avait tant aimé la nuit ne la supportait plus. Elle craignait, de façon irrationnelle et un peu folle, de se faire engloutir, de s’y perdre et de ne jamais en sortir. La nuit avait toujours été propice à la réflexion, alors lorsqu’on fuit ses souvenirs et les méandres de son cerveau, on a tendance à fuir la nuit et l’appréhender aussi. Comme une enfant qui aurait peur du noir, elle avait besoin d’une présence à ses côtés. Mais il n’y avait personne. Il n’était pas venu. Elle le savait d’avance, mais un espoir tenu avait tout de même réussi à s’infiltrer en elle. Son portable entre les mains, l’archivage d’une conversation par texto à laquelle elle n’avait pas compris grand-chose, elle relut le dernier. Il avait voulu parler. Elle avait eu envie de le tuer. Elle ne comprenait pas ce qui l’avait poussé à mettre un terme à leur accord tacite, et quelque part elle ne voulait pas savoir, elle s’en foutait, mais il avait brisé quelque chose, il avait déréglé son astucieux système de défense. Pendant quelques heures, alors qu’elle n’était pas avec lui enfermé dans une chambre quelconque à s’épuiser l’un contre l’autre en silence, il avait eu une existence réelle. Ça avait perturbé beaucoup de choses. Trop de choses ? Pendant une bonne partie de l’après-midi elle avait songé à mettre un terme à tout ça. Il avait tout cassé, ça ne pouvait plus marcher. Et puis, vers dix-huit heures, son impérieux besoin s’était fait sentir, et rien ne pourrait faire office de placebo. C’était incontrôlable, ingérable, indispensable. Ce n’était pas quelque chose qu’on pouvait calmer et refouler dans un coin de son cerveau comme une envie de muffin au beau milieu d’un régime draconien. Elle avait besoin d’y croire plus que de le faire, elle avait besoin de se dire qu’il serait là, que tout le reste n’était rien d’autre banale erreur de parcours sans incidence. Peut-être même qu’il n’était pas l’auteur de ces texto, peut-être qu’eux non plus n’avaient pas d’existence réelle, peut être que tout ça n’était qu’un regrettable malentendu. Tout plutôt que d’imaginer qu’il s’apprêtait à la détruire à nouveau, et de manière définitive cette fois. Elle ne souffrait pas, elle ne souffrait plus, elle avait depuis longtemps dépassé ce stade. Elle savait ce qui lui resterait à faire, ce qu’elle avait remis au lendemain depuis près d’une semaine. Finalement, il n’avait fait que lui accorder un bref sursis, un vaccin de rappel qui tenait plus du rappel que du vaccin. Elle avait voulu y croire, encore une fois. Tant pis, ce n’était pas grave, plus rien ne l’était. Alors elle ramena la couverture sur elle, et toujours recroquevillée à la fenêtre, elle ferma les yeux et se laissa engloutir par la nuit avec l’espoir de ne jamais se réveiller.

« J’veux pas parler. » était-elle parvenue à murmurer alors que des bras forts l'étreignaient pour la soulever. « J’veux pas parler. » sa voix, faible souffle, lui parvenait comme d’ailleurs, extérieur à son rêve, si proche et pourtant si lointaine. « Je sais. » lui répondit-il en la soulevant comme si elle ne pesait rien, la ramassant contre lui avant d’avancer vers le lit. Elle avait les muscles et les reins douloureux de s’être endormie dans un endroit et une position inconfortable, et s’étonnait que son masochisme la pousse à la ressentir jusqu’aux confins de ses songes. Mais puisqu’elle ressentait tout le reste avec autant de force, elle était prête à accepter les courbatures. Elle inhala son odeur, caressa sa nuque, enfouit son visage dans les plis d’une chemise qui lui était familière jusqu’à l’odeur de l’adoucissant utilisé. Autant de gestes et de réactions qu’elle ne s’autoriserait jamais dans le réel. Il la déposa sur le lit, et instinctivement elle l’attrapa par le col de chemise pour le ramener à elle, et qu’il ne se volatilise pas transformant, de ce fait, le rêve en son habituel cauchemar, celui qu’elle revivait chaque nuit depuis plusieurs mois. Ses doigts crochetèrent le tissu, avant de glisser le long des boutons qu’elle défit un à un. Ses paumes caressèrent ses épaules, puis ses omoplates en le débarrassant du vêtement superflu. Elle contempla sa magnificence à la lueur de la pauvre et unique lampe qui ornait une pièce d’une tristesse à pleurer. Il semblait taillé dans la glaise, les muscles saillant, le cou robuste et délicat, les épaules larges, les bras forts, les lèvres pleines et divinement dessinées, les pommettes hautes, le nez droit, le regard captivant aux yeux habituellement clairs qui semblaient bien sombres en cet instant, tandis qu’ils semblaient vissés à elle. Et ses mains, elle avait toujours aimé ses mains, longues, belles, délicates et robustes, sensuelles, à la dextérité redoutable. Elle s’obligeait à garder les yeux ouverts, sachant d’avance que la moindre inattention la propulserait vers un autre rêve, ou cauchemar. Mais lorsque ses lèvres se posèrent sur les siennes, et qu’elle comprit de manière trop brutale qu’il ne s’agissait aucunement d’un rêve, ils s’écarquillèrent de surprise et d’un petit soupçon de contrariété. Elle répondit néanmoins à son baiser, parce qu’elle était incapable de faire autrement, c’était bien trop vital pour s’en passer, mais ses mains cessèrent de caresser, son corps cessa sa quête du sien, et elle ferma les yeux. C’était réel. Puis, une nouvelle pensée vint occulter la précédente. Il était venu. Alors ses mains reprirent leurs mouvements, moins doux, plus avides, son corps se plaqua contre le sien avec brusquerie, et ses lèvres se firent féroces. Il était venu. Il était là. Quelques heures plus tard, elle quittera le lit sans un mot, sans un regard, sans un geste tendre. Elle enfila ses vêtements sans précipitation, récupéra son sac, et quittera la pièce comme à son habitude. Puis elle se laissera glisser contre la porte, dans le couloir, restera ainsi pendant plusieurs minutes, le temps de reprendre ses esprits, comme d’habitude, et murmurera un « merci » inaudible depuis le lit, comme d’habitude...

- III -

« Sasha... Sasha... Sasha, tu ne m’écoutes pas. A quoi tu penses, petite fille ? » Dans un des restaurants de la ville, Sasha, les yeux dans le vague, n’écoutait le monologue assommant de Jake que d’une oreille distraite. C’est un regard vide qu’elle reporta sur lui, un sourire hésitant aux lèvres. « Je suis un peu fatiguée, rien de grave. » avoua-t-elle en s’emparant du verre en pied qu’on n’avait de cesse de remplir devant elle. « T’as une petite mine, c’est vrai. » Le bras quasi paternel s’étira au-dessus de la table, et la main robuste se déposa avec une délicatesse surprenante sur sa joue blanche en une caresse tendre. « Petite mine » c’est un euphémisme pour désigner une fille qui bataille au quotidien avec ses envies suicidaires. « Ça va, je t’assure. » annonça sa bouche, « Jake, aide-moi » criaient ses yeux. « Soit. » Comme électrifiée par le contact, la main se déroba de la joue qui se penchait pourtant contre la paume, revenant avec empressement sur les cuisses masculines pour en triturer le tissu avec gêne. Pas de déballage affectif, surtout pas en public, c’est un peu la règle principale de Jake Wilsbury, et ça vaut aussi lorsque l’objet de ce déballage est sa protégée à « petite mine ». « Je suis passé ce matin, tu n’étais pas chez toi. » Déclaration étonnante, ponctué par une gorgée de vin, accueillie par Sasha par un soulèvement de sourcils. L’avocat n’avait pas pour habitude de passer chez elle, encore moins à l’improviste, tout était scrupuleusement planifié, chaque minutes correspondant à une activité, et ce décidé en amont des jours, des semaines, voire des mois à l’avance. Parfois elle avait l’impression qu’il lui fallait prendre rendez-vous avec sa secrétaire pour le voir. « Ethan m’a dit que tu passais de moins en moins la nuit chez toi. » poursuivit-il d’un ton badin les yeux rivés sur les tagliatelles qu’il s’acharnait à enrouler autour de la fourchette. Mais Sasha le connaissait trop bien pour croire à une simple information visant à alimenter une conversation anodine. Tout comme ses précieuses minutes, aucun de ses mots, aucune de ses phrases n’étaient gaspillées, tous et toutes conduisaient quelque part, et ce quelque part n’allait pas tarder à jaillir. « Tu vois quelqu’un ? » Question idiote, elle voyait toujours quelqu’un, et le fait de découcher n’avait rien d’inhabituel. Le fait que Jake s’y intéresse, si. Mais depuis qu’elle était de retour dans le paysage urbain, les normes avaient été quelque peu bousculées. Il avait relevé la tête, attendant sa réponse en affrontant son regard. « Rien de très sérieux. » Elle ne lui ment pas, elle ne lui ment plus. Mais elle n’entrera pas dans les détails, ce qui revient au même finalement. Elle sait que par cette question, il lui demande de façon détournée si elle couche de nouveau avec Jesse. Et de cette même façon détournée, elle vient de lui répondre que c’est en effet le cas, sans pour autant que ça puisse avoir une quelconque importance aux yeux de quiconque, ni elle, ni Jake, ni Jesse. Mais elle sait aussi qu’il n’a pas saisi la subtilité, et le soupir qu’il laissa échapper par inadvertance prouvait bien ce fait. Si elle souhaitait se montrer franche, alors elle devrait le lui dire sans détour. Ce qu’elle n’était pas prête à faire. Peut-être le jour où il serait prêt à lui poser la question directement. Les non-dits formaient un maillage solide entre elle et lui, tout était à deviner, à découvrir, même les « je t’aime bien, au-delà de tout ce que je peux te faire subir ». Elle joua du bout de sa fourchette avec des aliments qu’elle n’avalerait pas, puis releva le nez vers l’homme. « Jake... ? » Un sourcil en lévitation, Jake releva le nez à son tour. « Oui ? » C’était le moment, c’était l’instant, juste elle, lui, personne d’autre, pas de témoins direct, pas de téléphone sonnant au moment le plus inopportun, c’était l’instant parfait... « Jake j’ai mal, Jake je vais mal, Jake j’ai envie de mourir, Jake je l’aime à en crever, Jake je veux crever, Jake montre moi que je mérite d’être aimée, Jake j’ai froid, Jake j’ai peur, Jake... me laisse pas mourir... » Ses sourcils formèrent un arc triste au-dessus de ses yeux, ses lèvres tremblotèrent, ses doigts lâchèrent la fourchette qui retomba lourdement sur la porcelaine de l’assiette, brisant l’atmosphère avec la brutalité d’une aiguille transperçant un ballon. « Non, rien. » Elle baissa à nouveau le nez vers son assiette, récupérant la fourchette d’une main légèrement tremblante. Les ténèbres n’étaient pas loin, tapies dans l’ombre, distillant leur aura d’angoisse et de détresse. Elle aimait un homme qui ne l’aimait pas, un homme qui ne l’avait jamais aimé, et cet amour risquait de lui coûter celui de ses amis, il le lui avait déjà coûté auparavant, un amour si fragile qu’un mauvais choix sentimental le faisait basculer de la survivance à l’inexistence. Elle ne pouvait cependant pas cesser de voir Jesse, il était le seul conducteur de lumière, renoncer à lui ce serait comme renoncer à la vie, et rien que cette pensée la plongeait dans une terreur abyssale. Elle était plus dépendante de lui que jamais. S’il cessait de répondre à ses appels, alors... Alors... Elle ne voulait pas y penser. Au jour le jour, Sasha, pense au jour le jour. Il suffisait qu’elle se fasse discrète, qu’elle fuit les ragots, les commérages, et les oreilles de ses amis. Seulement, si elle continuait à se rendre de chambres glauques en chambres glauques, le ballet de ces deux personnalités opposées dans ces hôtels sans prétention finirait par attirer l’attention. Elle devait trouver une autre solution, une qui n’inclurait pas d’aller chez lui, ni de le faire venir chez elle. Un lieu de repli qui n’appartiendrait ni à l’un, ni à l’autre. Un appartement neutre. « Jake... Je vais avoir besoin de débloquer des fonds. » Annonça-t-elle brusquement, ses traits trahissant la révélation qu’elle venait d’avoir. « A hauteur de combien ? » Demanda-t-il plus surpris qu’elle lui demande de l’argent que par la nature de sa requête. « 500 000 - 550 000 ? » Cette fois-ci, l'avocat manqua s’étouffer avec sa bouchée de tagliatelle. « Pardon ?! Tu comptes acheter quoi avec une telle somme ? » « Un appartement. » vrai. « Mais tu as déjà un appartement. » vrai aussi. « Oui, et j’y tiens beaucoup, tout comme je tiens beaucoup à y vivre seule sans présence masculine autre que celle de mon meilleur ami. C’est pour ça qu’il m’en faut un deuxième... » A mot couvert, sans mensonge, juste quelques omissions. « Oh ? D’accord, je passerais un coup de fil au banquier demain, dans ce cas. » Concéda-t-il en retournant à son plat de pâtes. Il avait fait une interprétation erronée du terme « présence masculine », et sa répartie suivante ne fit que lui en apporter la preuve. « Au fait, Milo rentre bientôt ? »

- IV -


Ça sentait la peinture fraîche, le vieux bois, et les quelques fleurs odorantes dont elle ne se souvenait plus le nom, accrochées au balcon à peine assez grand pour aller s’y griller une clope. Trente mètres carrés planqués sous les toits, un ancien atelier d’artiste qui offrait le petit plus d’un pan de toit remplacé par une large baie vitrée, pour la lumière, lui avait-on dit. Un cauchemar à nettoyer, plus d’une vingtaine de rectangles de verre à dépoussiérer régulièrement. Elle s’en foutait, elle ne ferait pas le ménage. Tout ce qui l’avait intéressé c’était l’absence de vis-à-vis et de voisins susceptibles de l’espionner ou ne serait-ce que de remarquer sa présence. Au sixième, sans ascenseur, mais passer le deuxième palier, les appartements étaient vides. Trop chers pour des célibataires sans enfants, et trop petits des familles. C’était l’enfer immobilier de Chicago, les prix qui flambent, mais pas la qualité de l’offre. L’appartement dans lequel elle était allongée en cet instant, coûtait bien évidemment plus cher que les autres, de par sa superficie, et ne trouvait pas preneur au grand dam du propriétaire surendetté. Qui, à Lincoln Square, pouvait mettre 515 000$ dans un appartement ? Et qui, possédant 515 000$, voudrait acheter à Lincoln Square ? Personne, et c’était bien le problème, ou l’avantage. Le propriétaire l’avait refait à neuf, espérant que cela serait un argument de vente supplémentaire, il avait accumulé les inscriptions dans diverses agences de manière à être plus visible. C’est comme ça qu’elle l’avait trouvé. Elle n’était pas passée par une agence, préférant traiter avec le propriétaire pour plus de discrétion. Elle n’avait pas discuté le prix, arrondissant même à 520 000 en échange de son silence. Il avait tout accepté, trop content de se sortir de la merde financière dans laquelle il se trouvait. Le lendemain elle avait les clefs en main. Il lui restait un délai de rétractation de 11 jours, mais elle lui avait déjà fait un chèque de 260 000$, le reste à la signature définitive. Elle avait prévu le coup, si Jesse n’acceptait pas son offre, elle l’achèterait tout de même, cet appartement. Pas pour y vivre, non, plutôt pour le contraire. Elle lui avait fait porter par coursier le document, sans un mot explicatif, juste le document, sa signature à elle apposée en dessous de « signature(s) du ou des acquéreur(s) précédé de la mention « lu et approuvé » et de la date. », et un post-it dont la flèche dessinée à la va-vite lui indiquait la marche à suivre, ce qu’elle attendait de lui. La promesse de vente lui était retournée par coursier dans la journée, datée et signée. Elle lui avait répondu par texto « ce soir, minuit. ». Plus besoin de lui fournir une adresse, maintenant. Par cette simple signature, il venait de s’engager à ne pas se contenter d’une seule nuit, puis une autre, puis encore une autre, il avait accepté de s’engager de manière plus durable. Mais elle ne voulait pas y songer, pas plus qu’elle ne voulait relever le fait qu’à trop vouloir être dans un lieu qui n’appartenait ni à l’un, ni à l’autre, elle venait de créer un lieu qui leur appartenait à tous les deux, de manière conjointe. Elle raisonnait encore de manière superficielle, au premier degré, cet appartement était encore neutre à ses yeux. Le matelas posé à même le sol attendait encore le lit qui viendrait le compléter, mais ce n’était qu’un détail qui ne viendrait pas perturber le calme qui s’était installé en elle, comme après chaque dose de son anesthésiant. Le bras masculin n’empiétait pas dans son espace, cette fois, replié et ramassé contre le torse si habilement dessiné. Couché sur son flanc, les yeux clos, la respiration lente, il dormait. C’était la première fois, lui semblait-il, que l’homme s’autorisait à s’assoupir, ou simplement à y parvenir. Les lèvres légèrement entrouvertes, les cheveux lui barrant le front et les yeux, il avait l’air tellement inoffensif, à plusieurs galaxies de distance d’elle, tellement improbable, tellement insaisissable, un homme incompris et incompréhensible, un homme qui la quitte, la détruit, s’échappe, la piétine, la ramasse, et s’acharne à réassembler les pièces entre elles sans raison apparente.

Cela fait exactement une semaine, aujourd’hui, qu’elle est allée le récupérer au fond de sa geôle. Son nez ne souffre plus d'ecchymoses, son cou si, rougissant de ses lèvres et ses dents qu’elle y plante chaque nuit depuis une semaine. C’est presque douloureux de le voir là, à côté d’elle. Il ressemble tellement à celui qu’elle aime. Elle a beau se dire que cet homme-là n’existe pas, qu’il n’a même jamais existé, la ressemblance est tellement frappante que parfois elle a peur de ne plus parvenir à faire la distinction. Le gouffre s’ouvre sous ses pieds, elle sent les tourments lui frôler les chevilles. La panique la guette, comme à chaque fois qu’elle nourrit ce genre de pensée. Il faut qu’elle parte, qu’elle le quitte, comme chaque matin. Elle jette un œil par la fenêtre ouverte donnant sur le balcon, et si le soleil est toujours invisible, le chant des oiseaux lui apprend que ce ne sera plus longtemps le cas. Il faut qu’elle parte. Sur le dos, le visage tourné vers l’inconscient, elle s’autorise un dernier instant de contemplation, sa main aux doigts fébriles écarte une mèche de cheveux, doucement, lentement, de peur qu’il se réveille et surprenne son geste. Elle ne l’assumerait pas. Pas plus qu’elle n’assumerait le baiser qu’elle dépose sur sa bouche entrouverte, aspirant son souffle, savourant son goût un peu trop longtemps pour qu’il puisse être considéré comme un simple «au revoir et merci». Alors elle se recule, surprise elle-même de ce qu’elle vient de faire. Sans un mot, sans un bruit, elle ramasse ses vêtements, et trouve refuge dans la pièce suivante, l’atelier en lui-même transformé ultérieurement en salon/salle à manger/cuisine, pour se vêtir. Sur le bar/plan de travail/table qui sépare la cuisine du reste de la pièce, elle ramasse les documents de vente définitive signés un peu plus tôt dans la nuit, ainsi que le chèque de 260 000$ d’une banque qui n’est pas la sienne. A la place, elle dépose une simple et unique clef, le double de celui qu’elle possède déjà. Pas de mot pour l’accompagner, juste le post-it fléché récupéré sur la précédente promesse de vente, qu’elle colle sur le support froid, avant de jeter un dernier regard sur ce nouveau chez elle, ce nouveau chez lui, mais pas chez eux. Il lui faudra beaucoup de temps pour accepter cette idée, peut-être même n’y parviendra-t-elle jamais. 5h35 du matin, c’est ce qu’affiche sa montre lorsqu’elle déboule dans la ruelle après avoir descendu les 6 étages. Voilà, il fait jour.

made by ℬlue ℐⅴy


Dernière édition par S. "Aurora" Sobolia le Dim 22 Sep - 15:37, édité 1 fois
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one more night


[Jesse] Sans désirs et sans crainte, je ne nourris plus les chimères du bonheur, et les hommes ne sauraient me faire plus de mal que j'en éprouve. Empty
MessageSujet: Re: [Jesse] Sans désirs et sans crainte, je ne nourris plus les chimères du bonheur, et les hommes ne sauraient me faire plus de mal que j'en éprouve. [Jesse] Sans désirs et sans crainte, je ne nourris plus les chimères du bonheur, et les hommes ne sauraient me faire plus de mal que j'en éprouve. EmptyJeu 19 Sep - 15:24




IF YOU'RE GONE THEN I NEED YOU

« Mais faut pas que tu désespères, perds pas espoir. Promis juré qu’on la vivra notre putain de belle histoire, ce sera plus des mensonges, quelque chose de grand, qui sauve la vie, qui trompe la mort, qui déglingue enfin le blizzard. »


« J’ai compris ce que c’était le bonheur, avec toi. Tu m’as redonné la foi, l’envie de sortir de mon pieu le matin juste parce que j’espérais ne serait-ce que t’apercevoir dans la journée, te croiser presque par hasard, me laisser hypnotiser par les flammes dansant dans tes yeux, me laisser envoûter par le son de ta voix, de ton rire. Tu m’as redonné l’envie d’y croire, parce que l’amour, moi, j’avais oublié ce que c’était. Je ne voulais même plus en entendre parler. C’était bon que pour les imbéciles, le commun des mortels tu vois, moi, j’étais au-dessus de ça. Et t’as débarqué comme une météorite, tu t’es explosée à mes pieds, t’as creusé un putain de cratère en moi. Mon cœur qui crame, qui part en fumée. Tu sais que c’est compliqué à réparer, un cœur. C’est très chiant, ça prend du temps, ça fait mal, trop mal. Je sais même pas si ça vaut le coup. A quoi bon, puisqu’aussitôt remis en état de marche, quelqu’un le prend, te l’arrache sans anesthésie et le massacre de nouveau sous tes yeux. A quoi, bon, hein ? A quoi bon essayer de le réparer ce putain de cœur, puisqu’on finit toujours par vouloir le balancer par la fenêtre ? Mais tu vois, tu m’as fait comprendre que non, tout n’était pas foutu. Oui, c’était possible d’aimer de nouveau. De se laisser aller à cette passion aussi mystérieuse que destructrice, ce truc qui t’embarque quand t’as rien demandé à personne, cette tornade qui ne te demande pas ton avis et qui n’hésite pas à te broyer si tu essaies d’y résister un instant. Je me suis laissé emporter, mais puisque tu étais là, puisque tu serrais fort ma main dans la tienne, puisque tu me regardais, me souriais, puisque tu m’aimais, il ne pouvait rien arriver de mal, et tout irait bien. J’ai compris que je t’aimais comme un dingue quand j’ai réalisé que je ne supportais pas que tu ne sois pas dans les parages. A chaque fois que tu t’en allais, que tu t’éloignais de moi, que je ne savais pas où tu étais, à chaque fois que tu croyais que je me foutais de toi et que je n’étais pas capable de t’aimer pour ce que t’étais, c’était comme si t’arrachais mon cœur et que tu le donnais à bouffer au désespoir. J’en aurais crevé, tu sais, de ton absence, de mon amour pour toi, de toi, de cette attirance, de cette gravité entre nos deux coeurs. J’ai déjà frôlé la mort par amour. J’ai eu peur que ça recommence. Ça fait tapette, c’est clair, je ne suis qu’un lâche. J’ai eu peur d’un fantôme de mon passé, j’ai eu peur que tu lui ressembles, que toi aussi, tu décides de ne plus m’aimer et de me laisser pour mort. J’ai eu peur que tu deviennes mon pire cauchemar, que tu deviennes la raison pour laquelle j’aurais voulu fermer les yeux pour toujours. J’ai eu peur. Comme un con.
J’aurais aimé que tout soit simple. Te dire je t’aime, juste je t’aime, rien d’autre. Jamais rien d’autre.



Je me souviens du jour où l’on s’est vus pour la première fois. Je me souviens de ton premier sourire, de ton premier regard, de tes premiers mots pour moi, je me souviendrai toujours du son de ton premier rire. La première étreinte, le premier baiser, la première fois, le premier petit-déjeuner, le premier bouquet de fleur, la première dispute, la première larme, la première excuse, le premier regret, la première fissure dans le cœur, le premier câlin de réconciliation. Et tout recommence. On y ajoute quelques surprises, un peu d’étincelles, un peu d’adrénaline, un peu de folie, un peu de toi, un peu de moi. Et ça explose dans tous les sens.
C’était pas des conneries, tu sais. Ce que je ressentais pour toi. C’était un truc de fou, mais c’était vrai. Tout était vrai. Je te le jure. Je t’aimais comme un taré. Je ne sais même pas comment c’est possible. Je t’aimais tellement que je n’ai pas su te le faire comprendre, je t’ai aimée de travers, je t’ai aimée à l’envers, je n’ai rien fait ou dit comme il le fallait. Je ne sais plus quoi faire pour arrêter de te perdre, et ça me rend malade, ça me bousille de l’intérieur, je te jure, ça me pulvérise, comme si on avait balancé une grenade dégoupillée dans mon estomac. Je sais plus quoi faire, Sasha. Je sais plus quoi faire. J’ai juste envie de te prendre dans mes bras, de te serrer contre moi jusqu’à ce que tu retournes te mettre au chaud dans mon cœur, j’ai envie de t’emmener sur le toit du monde, et qu’on se jette dans le vide tous les deux, ensemble, qu’on se jette dans le vide et qu’on ne pense à rien d’autre, juste nos mains liées dans la nuit, deux corps virevoltant au milieu des flocons de neige, juste toi et moi, tu sais, perdus quelque part dans les nuages, dans le ciel noir, et peut-être même que je décrocherais quelques étoiles pour illuminer tes yeux de nouveau. Et on crierait. On crierait comme jamais on a crié, on hurlerait aussi fort qu’on en a envie en ce moment même. On s’égosillerait jusqu’au dernier souffle, un immense « je t’aime » gueulé depuis le ciel.
Quand je te vois comme ça… c’est même pas que ça me fend le cœur, c’est bien au-delà de ça, ça fait tellement mal que je sais même pas comment je peux le décrire, tu sais, quand ça te prend aux tripes, au cœur, quand ça te fait suffoquer, quand tu manques de souffle et que ta tête tourne, des vertiges éprouvés rien qu’en pensant à toi, en entendant ton prénom, une envie de gerber tellement ça dégoûte, le mal que je t’ai fait, la personne que je suis devenue, le mec qui t’a laissé te foutre dans un état pareil. Parce que oui, tout est de ma faute. Je ne dirais jamais le contraire. C’est moi, Jesse Lynton, le seul et unique responsable. J’ose même plus me mater dans un miroir, je me déteste tellement. Si je me croisais dans la rue, je me fracasserais la gueule. Je me saignerais à mort. Je t’appellerais même pour que tu puisses te faire plaisir et m’achever à coups de ce que tu veux.
Mais ce ne sont pas des coups de haches que tu me donnes, ce n’est pas une tronçonneuse que tu apportes avec toi, dans cet appartement. Peut-être que je préfèrerais. Ça me rassurerait. Peut-être pas. Je n’en sais rien. J’aimerais te sortir de là. Te secouer pour raviver l’éclat de tes yeux, te secouer dans tous les sens pour récupérer la vraie Sasha. Tu te souviens de ce qu’on s’était dit ? Dis, tu te souviens ? On avait dit qu’on était de ceux qui résistent, qui se relèvent toujours, même s’ils ont tout perdu, même si on leur a coupé les ailes, même si on leur a pris tous ceux qu’ils aimaient, tout ce qui comptait, on avait dit qu’on était de ceux-là, de ceux qui continuent d’avancer même s’ils n’ont plus rien, de ceux qui veulent y croire encore parce qu’ils n’ont plus peur de rien. Tu m’avais donné cette force, et il me semblait qu’elle se reflétait chez toi aussi. Et regarde ce qu’on est devenu.
On peut pas, on peut pas rester comme ça. Il faut que ça s’arrête, ce n’est même plus vivre, c’est laisser tomber, abandonner, c’est baisser les bras, c’est se laisser crever sans rien dire. Il faut qu’on se relève et qu’on se batte, Sasha, qu’on se batte pour notre petit bout de bonheur. Il faut qu’on arrive à se regarder l’un l’autre comme avant, il faut ranimer ces flammes dans nos yeux, il faut retrouver l’adrénaline, il faut que le cœur reparte, parce qu’on est en train d’y passer, Sash’, il faut qu’on effectue le massage cardiaque, que ça reparte, qu’on se remette à courir ensemble dans la même direction. A quoi ça sert, sinon ? A quoi ça sert de respirer, d’ouvrir les yeux chaque matin si tu ne souris plus, s’il n’y a que de la tristesse dans tes yeux, à quoi ça sert la vie si c’est pour la bousiller comme ça ? Hein ? Explique-moi, explique Sasha, comment on est censé faire ? Se retrouver dans cet appart, ne rien dire, se laisser tomber sur ce matelas, et continuer comme ça jusqu’à ce qu’on clamse pour de bon ? Elle est où la tornade ? Tu sais, celle qui nous a emportés, la première fois. L’ouragan qui nous a embarqués sans prévenir, sans demander notre avis, celui qui nous faisait nous sentir vivants, celui qui nous rappelait pourquoi on était venus au monde. Il est où, putain ? Je le cherche tous les jours depuis que j’ai réalisé la connerie que j’avais faite. J’arrête pas, je te promets, je m’arrête pas. Je cherche vraiment une solution pour que tout redevienne comme avant, je cherche le moyen de te faire aller mieux, de te faire comprendre que, putain de merde, je t’aime à la folie. »


C’étaient les mots qui tournaient en boucle dans la tête de Jesse, qu’il aurait pu prononcer à cet instant s’il avait été quelqu’un de courageux. Dans les rares moments où il s’autorisait à repenser à son adolescence, il avait le vague souvenir de ne pas avoir été le plus lâche des garçons, au contraire, il s’était battu jusqu’au bout pour sauver ceux qu’il aimait. Bien sûr, cela s’était retourné contre lui, et cet épisode était resté jusque-là la plus grande souffrance du jeune homme. Jusque-là. Il venait de passer la porte d’entrée et se trouvait à quelques mètres de Sasha, qui était recroquevillée près de la fenêtre, clope à la main. L’odeur de la fumée monta jusqu’aux narines de Jesse, mais il reconnut le parfum de la jeune femme, parfum auquel il ne pouvait plus résister. Il resta un moment, là, silencieux, de peur qu’elle ne s’enfuie, comme les autres fois. « T’étais belle, le jour où on s’est rencontrés, et chaque jour tu devenais encore plus belle. Et même là, quand t’es au fond du gouffre, quand ça se voit que t’as juste envie de te jeter sous un bus, même quand il n’y a plus rien au fond de tes yeux, quand les lambeaux de ton cœur se fracassent à mes pieds, même là, tu restes magnifique, une vraie splendeur, la plus belle femme du monde. » Aucun son ne sort de sa bouche, les mots restent coincés dans sa gorge. Il sent ses entrailles qui se serrent, et de nouveau cette nausée qui l’assaille. Il n’ose même plus respirer à présent. Mais il sait qu’elle a deviné sa présence. Elle devine toujours. C’est pareil pour Jesse. Il sait à l’instant même où Sasha s’approche de lui, s’éloigne, apparait ou disparait de la pièce, du couloir, de l’appartement, de l’immeuble. Il le sent et il sait que c’est la même chose pour elle, parce que c’est comme ça, parce que c’est elle et que c’est lui, parce que c’est évident. Ils savent. Mais ils ne se comprennent plus. Ils ne se comprennent plus parce qu’ils ne se regardent plus. Et quand il n’y a plus de regards pour communiquer, il ne reste plus que les mots.
Les mots qui sont incapables de franchir ses lèvres.
Les mots qui sont là, qu’on a peur de prononcer car on redoute sa réaction.

« J’veux pas parler. » Jesse avait tenté d’ignorer et s’était approchée d’elle malgré tout. « J’veux pas parler. » insistait-elle alors qu’il la soulevait pour la porter jusqu’au lit. Ce n’était pas grand-chose, juste un murmure, tout juste un souffle de la part de Sasha, mais cela suffit pour que Jesse sente un tourbillon se déclencher en lui. Ça lui faisait mal, ça le détruisait. « J’veux pas parler. » Il sentait son cœur se contracter, sa gorge se serrer, des picotements lui montaient au nez et il eut l’impression que sa vue devenait trouble. « Je sais. » répondit-il d’une voix qui se voulait assurée, mais qui laissa paraitre toute sa détresse. Une vague de chaleur l’envahit cependant lorsqu’elle s’agrippa à lui, lorsqu’elle enfouit son visage au creux de son cou, et plus tard, lorsqu’elle l’attira à lui pour cette nouvelle vague de passion destructrice. Jesse céda, non seulement parce qu’il en mourrait d’envie, mais aussi parce qu’une fois de plus, il choisissait la solution de facilité. Il s’était bien rendu compte que demeurer silencieux était beaucoup plus simple. C’est moins douloureux que lorsqu’on essaie de prononcer des mots, et, il faut l’admettre, il aimait ces nuits avec Sasha. « Et à chaque fois que tu pars sans rien dire, que tu te fais la malle en me croyant endormi, quand tu te barres avant l’aube pour ne pas croiser mon regard, c’est comme si t’arrachais mon cœur et que tu le donnais à bouffer au désespoir… » Cette phrase lui revenait souvent. Mais il savait que là encore, il n’aurait pas le courage de l’empêcher de partir. Elle allait juste filer au beau milieu de la nuit, et il étoufferait son cri de rage dans l’oreiller. Le discours, ce n’était pas encore pour ce soir. Pour l’heure, Jesse se laisser attirer contre la jeune femme, il respirait son odeur, plongeait ses doigts dans sa longue chevelure, mordait son cou, embrassait chaque partie de son corps comme s’il s’agissait de la dernière nuit qu’ils passaient ensemble. S’il était incapable de le lui dire avec les mots, Jesse se disait que peut-être, elle pourrait entendre les « je t’aime » que son cœur hurlait à travers ses baisers et ses étreintes. « Tu sens comme je t’aime ? Je vais exploser d’une seconde à l’autre, c’est pas possible que tu n’entendes pas comme mon cœur bat fort, que tu ne sentes pas la force avec laquelle je t’embrasse et te fais l’amour. Je vais exploser, mon amour, exploser de rage parce que je ne sais plus comment faire pour t’empêcher de disparaitre. »

*

Cette fois-ci, il ne cèdera pas. Il n’a pas renvoyé de texto, il a attendu qu’elle le fasse. Il a juste répondu « Ok ». Rien de plus. Il n’a pas demandé à lui parler, ni à la voir un autre jour. Ce soir, à l’appartement. Comme d’habitude. Leur appartement. En réalité, Jesse n’était pas rentré chez lui. Il était resté là, avait rangé le peu d’affaires qui trainaient et fait un peu de ménage, davantage pour s’occuper que par réel désir de voir les locaux complètement propres. C’était un homme après tout, le ménage était loin d’être son passe-temps favori. Mais il voulait attendre Sasha ici. Il savait qu’elle ne viendrait pas très longtemps avant l’heure convenue, et il n’était même pas midi, mais il voulait rester. Il n’avait pas le goût d’être ailleurs, en fait. Après tout, c’était aussi chez lui, ici. Jesse avait payé sa part grâce à l’argent prêté par Benedict, son ange-gardien. Le jeune homme n’aurait jamais eu assez d’argent de côté pour pouvoir amorcer les 260 000 dollars que Sasha lui avait demandé. Il ne remercierait jamais assez le médecin pour tout ce qu’il avait fait et faisait encore pour lui…

Dehors, il pleuvait. Génial. On n’aurait pas pu faire mieux niveau ambiance. Jamais on n’avait vu un Jesse Lynton aussi déprimé. Il se sentait minable. Il n’avait plus envie de rien, sauf de la retrouver, d’effacer toutes ses conneries, de retourner en arrière, de renverser le temps, renverser l’univers, afin de la sauver, de pouvoir l’aimer comme il faut, de se donner une possibilité d’être heureux.
Après avoir fait quelques courses, Jesse retourna à l’appartement, trempé jusqu’aux os. Il laissa les sacs sur le sol de la cuisine, se déshabilla en chemin pour la salle de bains, semant des vêtements mouillés derrière lui. Il prit une douche brûlante pendant de très longues minutes, réagissant à peine au contact de la haute température de l’eau. Le regard vide, sa tête était remplie de souvenirs. Sasha. Sasha. Sasha tout autour de lui, dans sa tête et dans son cœur, et la culpabilité, et la colère contre lui-même, la haine, car il se détestait réellement, les regrets, les remords, toujours plus grands, plus forts. Cette nausée qui revenait à chaque fois. Il était vraiment le dernier des cons ! Putain, avait-il vraiment besoin de tout foutre en l’air, comme ça ?! C’était un don, une vraie vocation chez lui ! Tout était de sa faute, il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même, et c’était justement ça qui le mettait hors de lui. Il avait réussi à tout gâcher, alors qu’il avait enfin trouvé celle qu’il lui fallait. Car désormais il en était sûr, c’était elle, et pas une autre. On ne se rendait pas malade pour une fille banale, une fille qui finirait par ne plus compter dans sa vie. Jesse avait été heureux à ses côtés. Et lorsqu’il voyait ce qu’était devenu Sasha à cause de lui, il ne pouvait plus se supporter lui-même.
Il rangea de nouveau l’appartement, mit ses affaires à sécher sur quelques cintres qu’il avait récupérés chez lui quelques jours auparavant et se promena en caleçon le reste de la journée. Il vida deux paquets de cigarettes et se calma sur le temps écoulé entre deux clopes lorsqu’il entama le troisième, car ses vêtements n’étaient pas secs et qu’il ne tenait pas vraiment à l’idée de sortir en caleçon pour aller acheter un nouveau paquet. Jesse chercha alors de nouvelles occupations. Il vida l’un des packs de bières qu’il avait achetés le matin-même, se laissa tomber sur le sol, adossé au mur de la cuisine, et jouait avec les capsules des petites bouteilles. Quand il en eut marre, il s’allongea complètement sur le carrelage gelé et essaya d’imaginer comment cet appartement pouvait être décoré. Il se demanda s’il arrivait à Sasha de faire la même chose. Il se dit qu’elle lui manquait vraiment. Il chercha son téléphone portable pour avoir une idée de l’heure. Il était 20h30. Plus que trois heures à attendre…  


« Two feet standing on a principle, two hands longing for each others warmths. Cold smoke seeping out of colder throats, darkness falling, leaves nowhere to go.
It’s spiraling down, biting words like a wolf howling. Hate is spitting out each others mouths, but we’re still sleeping like we’re lovers.
Still with feet touching, still with eyes meeting, still our hands match, still with hearts beating… »


Jesse ne la força pas à le regarder. Il avait songé à verrouiller la porte à clé pour éviter qu’elle ne s’enfuie à l’instant où il ouvrirait la bouche, mais il s’était vite ravisé. Ce n’était pas le genre de comportement à avoir si l’on voulait éviter une guerre. Il laissa Sasha s’installer, et puis il se leva, vida d’un trait les quelques dernières gorgées de bière qu’il restait au fond de sa bouteille. La pluie avait repris, ils pouvaient l’entendre par la fenêtre. Ce bruit avait quelque chose d’apaisant pour Jesse. Il puisa toutes ses forces en lui. Pas question de se défiler une nouvelle fois. Le jeune homme était toujours en caleçon, mais ce n’était pas certain qu’il s’en soit souvenu. Sasha avait pris sa place près de la fenêtre. Jesse n’était pas saoul, mais il avait bu pas mal de bières. Il lui en fallait bien plus pour subir les effets de l’alcool – ses nombreuses soirées passées au bar avec Sasha l’avaient bien prouvé – mais il sentait déjà qu’il avait plus d’assurance que lors de ses précédentes tentatives. Il avait répété son discours toute la journée. Il le connaissait par cœur. « J’ai compris ce qu’était le bonheur, avec toi. » Pas compliqué. Le reste s’enchaine tout seule. Allez, Jesse, tu peux le faire. Tu dois le faire. Sinon tu vas la perdre pour toujours. Allez. « J’ai compris ce qu’était le bonheur, avec toi… »

- Je sais que tu ne veux pas parler.

Soit. Le discours ne commence pas comme ça, et Sasha sait que tu sais, mon pote. Remue-toi les miches.

- Je sais… je sais que je t’ai fait mal. Je sais ce que ça fait. Je… je ne voulais rien de tout ça… je voulais pas… Sash’… je te jure, je voulais pas que ça soit comme ça… je voulais pas, je pensais pas…

Arrête de bégayer. Chaque seconde d’hésitation est une seconde perdue, une seconde où elle risque de partir en courant. D’ailleurs, la voilà qui bouge. Elle se lève d’un bond. Le cœur de Jesse manque un battement. Elle s’en va. Dans vingt secondes, elle aura ramassé son sac et aura claqué la porte. La panique envahit Jesse. Il ne faut pas qu’elle parte.

- Non, attends…

Elle ne l’écoute pas. Ça fait longtemps qu’elle ne veut plus l’écouter. Elle a arrêté de l’écouter le jour où elle a cessé de le regarder. Cela semble une éternité pour Jesse… La jeune femme passe devant lui comme s’il n’était pas là. Elle a bientôt atteint l’autre bout de la pièce. Quinze secondes avant qu’elle ne quitte l’appartement. Elle attrape ses clés. Le tintement résonne.

- Sasha… t’en va pas… murmure-t-il alors qu’il sent les larmes lui monter aux yeux.

Mais elle ne l’écoute toujours pas. Sa main est sur la poignée. Dix… neuf… huit…

- T’en va pas… répète-t-il.

Sa voix est basse, mais il est certain qu’elle l’entend. Elle l’ignore en beauté. Sept… six… cinq… La porte est ouverte, plus qu’une poignée de secondes avant de la perdre définitivement.

- SASHA !!!

Son hurlement semble avoir arrêté le temps. Même la jeune femme sursaute. Jesse ne tient plus. La bombe à retardement qu’il détient en lui est en train d’exploser. Il ne voulait pas crier aussi fort. Ça a été plus fort que lui. Un dernier réflexe, de la pure détresse… Il se précipite dans l’entrée et referme la porte dans un claquement sourd. A l’intérieur de lui, c’est un véritable tsunami. Jesse ferme les yeux et pince son nez entre son index et son pouce, l’autre main plaqué sur la porte pour empêcher Sasha de sortir.

- Je n’en peux plus… putain, je te jure, j’en peux plus… Tu veux pas parler ? Moi je vais te parler. Je voulais rien de tout ça. J’ai jamais voulu te faire du mal. Je voulais juste que tu me détestes, parce que c’était plus simple pour t’éloigner de moi. Me faire passer pour un connard, c’était le but pour que tu me rayes de ta vie, pour que tu vives ta vie loin de moi… mais si j’avais su… si j’avais su à quel point tu… comment je… tout ça, tout ça c’est plus vivable ! Tu le supportes, toi ? Moi non. Et… et... Putain, Sasha… Je t’aime.

Il ouvre les yeux et cherche désespérément son regard.

- Je t’aime. Je t’aime. Je t’aime…

Les larmes sont là, juste au coin de ses yeux. Il ne pleure pas encore, mais sa voix est tremblante. Le barrage menace de céder à chaque seconde.

- Je t’aime… je t’aime… t’imagine pas à quel point…  

love.disaster
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[Jesse] Sans désirs et sans crainte, je ne nourris plus les chimères du bonheur, et les hommes ne sauraient me faire plus de mal que j'en éprouve. Empty
MessageSujet: Re: [Jesse] Sans désirs et sans crainte, je ne nourris plus les chimères du bonheur, et les hommes ne sauraient me faire plus de mal que j'en éprouve. [Jesse] Sans désirs et sans crainte, je ne nourris plus les chimères du bonheur, et les hommes ne sauraient me faire plus de mal que j'en éprouve. EmptySam 21 Sep - 20:07



L'amour est une étoile lointaine qui nous guide dans la nuit incertaine. L'amour est un soleil brûlant éclairant nos vies indéfiniment. Je veux te comprendre, te parler, mes mots s'envolent pour l'éternité. J'espérais pouvoir tout changer, je commence déjà à le regretter. Pourquoi ce jour qui file vers l'oubli ne peut-il pas durer toute la vie ? Les murs du silence s'écroulent enfin et je reviens sur le droit chemin, je pense à cet amour partagé, je voudrais le garder.


- PRELUDE -

« C’est comme être accrochée à une branche, à bout de bras, luttant avec ses dernières forces pour ne pas la lâcher, cette foutue branche. Car ce qui retient l’arbre ne me retient pas. Il est pendu au-dessus du vide, cet arbre, tout comme moi, mais contrairement à moi, ses racines sont bien enfoncées dans la terre, juste au bord du précipice. Et moi ? Moi je tangue, mes jambes battant l’air au-dessus du vide, mes doigts se nouant ensembles au-dessus de la branche pour ne surtout pas la lâcher. L’arbre a d’abord l’air frêle, vous savez comme ceux qu’on voit dans les dessins animés, l’arbre mort sur lequel un corbeau ou n’importe quel rapace est perché, lâchant son croassement sinistre avec fatalité. L’endroit est désert, j’ai quitté la forêt depuis longtemps, la laissant derrière moi à jamais. Avant, j’entendais encore l’écho de quelques voix ricanant dans mon dos. Maintenant c’est terminé, il n’y a plus que le vent dans mes oreilles, ou « le souffle des morts » comme disait ma nourrice. J’ai lutté pour quitter cette forêt, persuadée de retrouver un monde plus vivable de l’autre côté de ces interminables troncs, cette insupportable végétation étouffante, oppressante, aliénante. J’imaginais une plage. Oui, c’était bien une plage, une plage déserte avec un coucher de soleil éternel et du sable, du sable chaud sous la plante de mes pieds. A la place, il y a eu cette plaine aride, morte, hostile, à la terre craquelée, à l’odeur infecte, et rien, absolument rien d’autre à perte de vue. Un paysage lunaire, un paysage de désolation. J’ai laissé la forêt derrière moi, et j’ai couru. J’ai couru jusqu’à la fin de ce monde, jusqu’à ce que ce paysage ne soit plus qu’une tâche marron, floue, défilant de chaque côté de mes pieds nus et abimés. J’avais encore l’espoir très mince que ce monde n’était qu’une étape, comme pour la forêt. J’ai couru pendant des heures, des jours, des semaines, des mois, sans jamais en voir le bout. J’aurais pu cesser de courir, m’allonger sur le sol et attendre la fin, mais puisque ce monde n’avait pas de fin, j’en étais venue à douter de l’existence d’une fin quelconque, j’en étais venue à douter de la réalité d’une fin, est-ce que le mot «fin» avait jamais existé ? Non. Il n’y avait plus qu’ «éternité». Je ne pouvais pas m’allonger sur le sol pour l’éternité parce qu’alors, rien, absolument rien ne se passerait. Je serais juste un être allongé sur le sol n’attendant rien, puisqu’il n’y avait rien à attendre, juste une particule immobile inspirant de l’oxygène et expirant du Co2, comme une chute interminable, une chute pour toujours, une torture qui ne s’arrêterait jamais. Jamais. Jamais. Alors j’ai couru toujours plus vite, toujours plus désespérément, et ce gouffre m’est apparu comme une délivrance. Il y avait une «fin» finalement, ce n’était pas la plage que j’espérais, mais je n’avais plus d’espoir à cet instant-là. J’avais couru trop longtemps dans ce paysage monochrome pour finalement espérer autre chose que la fin. Et si la fin se traduisait par un ravin, alors je l’accueillais avec joie. J’ai couru plus vite, j’aime à dire que j’ai pris de l’élan pour mon saut de l’ange, et j’ai souri à l’arbre mort et à l’oiseau qui régnait dessus, dernier rappel d’une vie autre que la mienne. Mes pieds ont quitté la terre ferme pour pédaler au-dessus du néant, du chaos, de ce gouffre signifiant ma fin, je l’attendais depuis tellement longtemps. Mais... Mais dans un sursaut d’instinct de survie, mes doigts frôlant la branche ont cherché à s’y raccrocher. Encore maintenant je ne m’explique pas ce geste, je ne le comprends pas, je ne l’assume pas non plus. J’avais enfin la possibilité d’arrêter ce mal, cette désolation en moi, et comme la pire des suicidées indécises, je me suis rattrapée aux branches, la branche d’un arbre tout aussi mort que moi, un arbre surmonté d’un charognard. Et les pieds dans le vide, les paumes douloureuses, les bras gourds, j’ai eu de nouveau ce qui m’avait fait défaut depuis la forêt : un but. Je ne devais pas tomber, je ne devais pas lâcher, ce que je ferais ensuite dans cette terre de désolation n’avait pas d’importance immédiate, tout ce qui en avait c’était tenir, survivre, ne pas mourir. Et l’arbre semble si frêle, la branche si tordue et sèche qu’elle ne devrait pas, selon toute logique, pouvoir soutenir mon poids indéfiniment. Et pourtant elle tient, elle tient encore et toujours. Je ne sais pas depuis combien de temps je suis suspendue au-dessus du vide, mais elle tient, elle tient plus que moi et mes mains moites, moi et mes bras flageolants. Je n’ose pas regarder en bas, je me doute qu’entre mes pieds il n’y aura que vide et ténèbres. Alors je continue de fixer le ciel au-delà de la branche. Je sais que je vais lâcher, personne ne peut tenir comme ça à jamais. Pour une fois je me rends compte de l’importance du mot «fin». La fin est trop proche. Mais j’en recule l’échéance. Parce que qui me dit que «fin» ne disparaîtra pas sitôt que j’aurais lâché la branche ? Et si c’était une chute interminable sans jamais s’écraser sur le sol ? Et si je voyais défiler les étages de l’immeuble, tous les étages, un immeuble qui ne serait que ça, des étages, sans aucun rez-de-chaussée ? Alors je m’accroche, je m’accroche toujours lorsque je sens mes pieds taper contre quelque chose de solide. Je dois rêver, parce que ce n’est pas possible, il n’y a pas d'échappatoire. Je ferme les yeux, m’attendant à ce que cette sensation disparaisse, mais au contraire elle s’intensifie, devenant plus réelle de minute en minute. Alors je baisse les yeux, m’autorisant à espérer autre chose que le vide. Ce n’est pas très net, ce n’est pas très solide, c’est juste une ébauche, comme un dessin pixélisé sur ordinateur, mais il y a bien quelque chose sous mes pieds, quelque chose sur lequel se reposer, quelque chose qui pourrait, éventuellement, non pas empêcher ma chute, mais au moins la reporter à plus tard. Ça se dessine en temps réel, les pixels se réduisant, rendant le dessin plus net. Le travail est lent, mais je commence à deviner un sol poussé, créé par les racines d’un arbre que je croyais mort. Il ne veut pas que je tombe, pas tout de suite, alors il m’offre un répit, une base en quelque sorte. J’ai peur, je suis méfiante, alors je ne pose que la pointe de mes pieds sur cette avancée de terre friable, et j’observe l’arbre avec curiosité. Pourquoi tu fais ça ? Pourquoi tu fais ça pour moi ? Tu ne me dois rien. Mais...»

Un bruit. Un simple bruit de clefs dans la serrure, cliquetis léger qui dans le silence ambiant prend toute son ampleur. Peut-être que si l’appartement avait été meublé comme il se doit, et avait possédé une chaîne stéréo, elle aurait eu la musique pour l’accompagner, mais elle n’était pas encore prête pour ça. Un simple bruit de clefs l’informant d’une intrusion imminente, l’obligeant à claquer l’écran de son mac, le cœur battant, avant de relever le regard à temps pour voir apparaître la silhouette dans l’encadrement de la porte. Une silhouette à qui n’échappe pas la présence de la jeune femme, assise à même le sol, son MacBook sur les cuisses, son sac à main échoué un peu plus loin, dégueulant son contenu sur le parquet. La silhouette s’immobilise, comme on le ferait face à un animal sauvage dont on appréhende la réaction. La jeune femme retient son souffle, comme si ce simple détail pouvait effacer sa présence dans la pièce. Il est là, sur le seuil, un sac plastique à la main, un sac plastique portant le logo de l’épicerie du coin. Elle tourne son regard vers le bar de la cuisine, bar sur lequel traîne encore les restes de son repas de midi. C’est donc lui qui remplit le frigo ? Évidemment que c’est lui, qu’est-ce qu’elle s’imaginait ? Qu’elle était tombée sur un frigo magique qui se remplissait tout seul et de lui-même ? Ou qu’un gentil et bienveillant monsieur passait par la fenêtre toutes les nuits pour lui apporter de quoi manger quand l’envie lui prenait de venir se planquer ici, comme dans «Princesse Sarah» ? Oui, c’est ce qu’elle avait cru, et elle n’avait pas eu foncièrement tort, sauf que le gentil et bienveillant monsieur passait par la porte et possédait une clef qu’elle lui avait elle-même donné. Il ne bougeait toujours pas, attendant visiblement qu’elle lui dicte la marche à suivre en pareille circonstance. Sauf qu’elle n’en savait rien. Elle n’avait pas prévu de tomber sur lui, elle ne l’avait même pas envisagé une seule seconde, ce n’était pas prévu au programme. Normalement elle lui envoyait un sms, elle arrivait, ils se sautaient dessus, ils s’épuisaient, et puis elle rentrait. Là c’était différent. Il faisait jour pour commencer, et elle n’aimait pas l’idée qu’il puisse la voir en pleine lumière, et les circonstances n’étaient en rien prétexte à se jeter sur l’autre. Elle ne voulait pas qu’il soit là. Non pas qu’elle n’ait pas envie de le voir, c’était juste pas bien comme ça, ça dépassait du cadre, ça chahutait ses habitudes, ça perturbait son organisation vitale. Elle opéra rapidement l’inventaire des options qui s’offraient à elle. Elle pouvait partir comme une voleuse en le bousculant au passage et courir comme une dératée jusqu’à la rue. Non, elle ne pouvait pas se comporter ainsi, même elle avait conscience du degré de cruauté de ce geste. Elle ne pouvait pas, pas plus qu’elle ne pouvait faire comme si tout était normal, le saluer et lui demander comment s’était passé sa journée, ou encore pourquoi il n’était pas au sénat ou à son bureau. Elle prenait en pleine gueule la notion de partage de cet appartement, pour la première fois elle réalisait qu’il était autant chez lui qu’elle l’était. Elle n’avait aucun droit de le foutre à la porte, ni de lui imposer des horaires de visites. Si elle pouvait se trouver ici en plein après-midi, alors, aussi dérangeant que ça puisse être, lui aussi. Il ne bougeait toujours pas, dans l’attente de quelque chose qui ne venait pas. Cet immobilisme latent n’avait que trop duré, aussi se releva-t-elle lentement, posant son mac au sol, pour finir par détourner le regard de la porte, et se diriger vers le coin cuisine. Lorsqu’elle y fut, elle s’autorisa à relever les yeux vers la silhouette immobile, qui sur un simple regard, comme s’il comprenait qu’elle l’y autorisait, se mit en mouvement, précautionneusement, les yeux rivés sur son sac plastique comme s’il était la chose la plus importante au monde. En silence, elle s’occupa de nettoyer sa vaisselle sale, laissant le bruit de l’eau justifier l’absence totale de communication. Elle ne le regardait pas, mais elle le percevait, dans son champ de vision, occupé à ranger le frigo. Il devait même carrément classer les aliments par ordre alphabétique vu le temps qu’il y passait. Mais elle l’en remercia mentalement, avant de comprendre que, comme elle, il devait s’occuper pour justifier quelque chose. Lui c’était sa présence silencieuse ici, et elle de ne pas avoir à fuir trop vite. Elle prenait son temps, non pas par plaisir, juste parce que tant qu’ils étaient occupés, c’était moins choquant ces deux personnes ensembles qui ne se parlaient pas. Lorsqu’elle n’eut plus d’eau chaude et que chaque seconde supplémentaire aurait paru exagérée, elle se recula, laissant sa vaisselle goutter sur l’évier. Sans un regard en direction de celui avec lequel elle partageait cet appartement, elle retourna au «salon» récupéra son mac, puis son sac, rangea le mac dans le sac et quitta l’appartement à pas modérés et contenus, pour ne surtout pas donner l’impression d’une fuite. Ce ne fut qu’une fois dans la rue, alors qu’elle tentait de s’allumer une clope, qu’elle remarqua le tremblement de ses mains.

- I -

Elle s’était laissé surprendre par la pluie juste avant que celle-ci ne s’arrête. Trempée de la tête aux pieds, jusqu’aux os, elle avait passé la porte de l’appartement, celui qu’elle ne pouvait toujours pas qualifier comme étant leur appartement. Elle ne jeta pas un seul coup d’œil à Jesse, ne s’étonnant que mentalement de sa présence quand elle avait attendu les autres jours qu’il arrive après elle, elle ne le regarda pas car c’était contraire aux règles qu’elle s’infligeait, le regarder aurait été le signe évident d’une rechute. Laissant tomber son sac au sol, elle se dirigea vers la place qu’elle occupait quand elle entrait dans l’appartement bien avant lui. Un coin que formaient l’immense mur de fenêtre et une cloison interne, dans lequel elle se calait, parfois debout, parfois assise. Comme un animal traqué, elle ne réagissait plus que par instinct, et en ce moment-même, son instinct lui disait qu’elle était prise au piège, et que quelque chose de trop grand pour elle allait s’abattre sur ses épaules pour la clouer définitivement au sol. Un bruit sur le côté lui indiqua un mouvement derrière elle, mais elle préféra se concentrer sur la pluie qui avait repris dehors, frappant les carreaux de la vitre une par une, puis en trombe, centaine par centaine, millier par millier. Jesse ne s’était pas approché d’elle, et Sasha gardait obstinément la tête tournée vers l’extérieur. « Je sais que tu ne veux pas parler. » Pourquoi, alors, ouvrait-il la bouche, pourquoi ne pas se contenter de ce qu’elle venait chercher auprès de lui, du sexe et rien d’autre, pas de discussion, pas de psychanalyse de pourquoi elle ne voulait pas parler, elle n’avait rien à dire, rien à lui dire, elle ne voulait pas parler, oui, mais elle ne voulait pas non plus que lui parle. « Je sais… je sais que je t’ai fait mal. Je sais ce que ça fait. Je… je ne voulais rien de tout ça… je voulais pas… Sash’… je te jure, je voulais pas que ça soit comme ça… je voulais pas, je pensais pas… » Il était en train de tout casser, le peu d’équilibre mental qu’elle parvenait à reconstruire, il le détruisait à nouveau, il la détruisait à nouveau, et malgré ses belles paroles, ses excuses à demi-prononcées, elle sentait le gouffre qui s’ouvrait à nouveau sous ses pieds, et l’envie de s’y laisser engloutir pour n’en plus jamais ressortir. Elle s’écarta du mur, commença à partir. « Non, attends… » Elle ne l’écoutait pas. Ça faisait longtemps qu’elle ne voulait plus l’écouter. Elle avait cessé de l’écouter le jour où il l’avait quittée, le jour où il lui avait craché la vérité au visage comme pour se réjouir de la voir tomber plus bas que terre, elle, la femme qui avait tout, et qui s’était laissé embobiner par lui, le gars qui n’avait rien. Elle attrapa son sac, ressortit ses clés. La pluie la laverait de son dégoût d’elle-même qu’elle ne parvenait pas à chasser. Elle entendait ses murmures, ses suppliques murmurées de ne pas partir, mais elle l’ignorait. « T’en va pas… » Elle l’ignorait, une main posée sur la poignée. La porte était ouverte, il ne lui restait que quelques secondes avant de se retrouver à l’extérieur, à l’abri, à l’abri de lui, de son fantôme, de ce fantôme d’homme qu’il n’avait jamais été, qu’il ne serait plus jamais. « SASHA !!! » Son cri l’avait surprise, effrayée, elle en avait sursauté. Mais au moins avait-il obtenu ce qu’il désirait, elle s’était stoppée nette, avant de le sentir arriver sur elle, avant de le voir claquer la porte violemment, l’empêchant de sortir en gardant une main plaquée contre le bois, lui barrant la route. Elle avait peur, peur de ce qu’il allait faire, peur de ce qu’elle allait faire. Jamais l’autre Jesse n’avait haussé la voix contre elle, et elle ne connaissait pas ce Jesse-ci, il était imprévisible. « Je n’en peux plus… putain, je te jure, j’en peux plus… Tu veux pas parler ? Moi je vais te parler. Je voulais rien de tout ça. J’ai jamais voulu te faire du mal. Je voulais juste que tu me détestes, parce que c’était plus simple pour t’éloigner de moi. Me faire passer pour un connard, c’était le but pour que tu me rayes de ta vie, pour que tu vives ta vie loin de moi… mais si j’avais su… si j’avais su à quel point tu… comment je… tout ça, tout ça c’est plus vivable ! Tu le supportes, toi ? Moi non. Et… et... Putain, Sasha… Je t’aime. » Il cherchait son regard, elle le lui refusait, elle gardait les yeux braqués sur la porte, et inconsciemment, sur la main qui lui barrait le passage. Un regard empli de larmes, il ne tarderait pas à le noter, mais avait-il conscience d’à quel point elle était fermée au monde, à ce qui l’entourait ? « Je t’aime. Je t’aime. Je t’aime… » Elle entendait le tremblement de sa voix sans l’entendre, elle n’entendait aucun des mots qu’il prononçait, elle ne les entendait pas véritablement. « Je t’aime… je t’aime… t’imagine pas à quel point… »

C’était douloureux. Son cœur, son cœur n’allait pas tenir. Elle aurait voulu porter sa main à sa poitrine, appuyer là où l’organe semblait vouloir s’arracher de son corps pour aller pourrir loin, très loin d’elle. Elle fit un pas en arrière, un pas qui la ramenait plus dans la pièce et moins dans le couloir, plus à l’intérieur et moins proche de la sortie, moins proche de cette sortie qu’elle avait tant désirée, qu’elle désirait encore, hochant la tête de gauche à droite, de plus en plus rapidement, comme pour chasser un mauvais rêve. Elle reculait, un pas après l’autre, les yeux fermés, les paupières plissées tellement fort qu’elles chassaient de ses yeux des larmes qui coulaient abondamment le long de ses joues, larmes qui allaient s’écraser sur le sol sans un bruit, pareilles à la pluie qui s’abattait sur le toit de l’immeuble et sur la ville entière. Et puis, après avoir reculé de trois pas, elle releva la tête, rouvrit les yeux. Des yeux qui hurlaient des mots que les lèvres ne pouvaient prononcer. Elle ne pouvait parler, parce qu’elle ne voulait pas, mais aussi par incapacité à lui parler. Elle perdait tous ses moyens quand il était là, en face d’elle, elle ne pouvait plus jouer la comédie comme elle le faisait avec les autres. Elle ne pouvait pas lui mentir, toujours pas, et elle ne pouvait pas lui parler. Plus maintenant. Menteur. Menteur. Menteur. MENTEUR ! Voilà ce que hurlaient les yeux quand la bouche restait silencieuse. Il mentait. Il avait menti, ou il mentait à nouveau, elle ne savait pas, mais elle était sûre de ce fait. Il n’avait fait que mentir, que lui mentir à elle, quand les autres avaient toujours vu son vrai visage. Alors c’était à son tour de lui cracher ce qu’elle pensait de lui, même si elle n’utilisait aucun mot, aucun son. Elle avait reculé à nouveau, quand il s’approchait d’elle, les larmes aux yeux, ces yeux qu’elle ne quittait pas des siens, continuant de lui asséner ce rôle de menteur qui lui collait à la peau, elle s’était retrouvé contre le plan de travail de la cuisine, une impasse, un cul-de-sac dans lequel il allait la piéger, la forcer à parler alors qu’elle ne voulait pas, alors qu’elle ne pouvait pas. Pourquoi ne la laissait-il pas en paix ? Pourquoi ? POURQUOI ? Voilà, à présent, ce que son âme exprimait au travers de ses prunelles. Pourquoi lui avoir fait tant de mal quand il disait l’aimer ? Un verre se trouva à portée de ses mains tremblotantes, elle s’en saisit et le lança dans sa direction. Sans le viser pour autant, elle le rata d’ailleurs de beaucoup, et l’objet alla se briser contre le mur. Mais elle n’en avait pas fini, un deuxième projectile suivit, pour l’empêcher de s’approcher, ce qui ne fonctionnait pas. Le troisième verre se brisa dans sa main, les éclats entamèrent la peau pâle et la tâchèrent d’un carmin foncé, sang qui calma un instant la fureur dont elle était prise. La douleur avait un effet apaisant sur elle, et si elle avait cessé de se mutiler, de se faire battre par d’illustres inconnus, elle songea un moment qu’elle devrait reprendre, car cela semblait le meilleur moyen de faire sortir les ténèbres de sa tête, de son corps, de son âme. Jusqu’à ce que les ténèbres disparaissent totalement, comme par enchantement, à peine Jesse eut-il posé une main sous son menton, la forçant à relever la tête, à quitter des yeux sa main sanguinolente pour fixer les prunelles noisette desquelles s’échappaient autant de larmes que celles qui coulaient sur les joues de Sasha. Ils ne pouvaient pas revenir en arrière, nul retour n’était possible. La femme qu’elle était autrefois, celle qu’il avait aimée, celle qui l’avait aimé, avait disparu, et ne reviendrait jamais. Il allait falloir qu’il apprenne à faire avec cette nouvelle Sasha, et elle devrait se faire à ce nouveau Jesse. Mais ça, aucun des deux ne le réalisait encore.

Il la força à passer sa main sous l’eau froide, en retira les quelques éclats de verre qui s’étaient logés dans sa peau. Il essuya les larmes qui avaient coulé le long de ses joues, essuya ses propres larmes, ramena une mèche brune derrière une oreille. Elle s’agrippa à son cou, se hissa de ses jambes sur ses hanches. Elle ne parlerait pas, pas ce soir, pas demain, pas pour le moment, et il devait accepter qu’elle ne répondrait pas. Sinon… sinon elle partirait, elle arrêterait sa traque de la lumière avec lui, en lui, autour de lui, elle arrêterait de se battre pour survivre, elle se laisserait à nouveau engloutir par l’obscurité. Il y avait encore un peu de sang qui coulait le long de ses doigts, elle traça un cœur sur la joue du faux Jesse, un cœur tout petit, tout chétif, comme celui qu’elle avait dans la poitrine, un cœur qui mourait, un cœur qui dépérissait et qu’elle ne savait plus comment faire repartir. Leurs lèvres se joignirent, ses vêtements mouillés lui furent retirés par des mains habiles qui la tenaient plus qu’elles ne la soutenaient tant son corps ne pesait presque plus rien, la faute à l’absence de nutrition. Ils n’attendirent même pas d’arriver jusqu’à la chambre, ni même d’être complètement nus, le boxer à peine descendu sur ses cuisses, elle plaquée contre l’une des cloisons de la pièce principale. Ils avaient besoin l’un de l’autre pour s’en sortir, pour revivre, mais les blessures du cœur sont les plus longues à guérir, elles demandent un temps considérable, un temps qu’il allait falloir trouver et dompter, une guérison qui serait fille de patience et de calme.

C’était devenu comme une habitude, non plutôt un rituel tant il y avait une dimension religieuse dans cette activité matinale. Moins spirituelle que religieuse, d’ailleurs, puisque la spiritualité n’a jamais sauvé quiconque, tandis que la religion se targue de le faire depuis l’aube des temps. Et comme d’autres vont à l’église pour chercher la lumière dans la contemplation d’une vierge à l’enfant, d’un christ sur sa croix, ou d’un apôtre sanctifié, elle, elle cherchait la lumière dans la contemplation d’un être de chair et de sang. Comme pour l'iconographie religieuse, elle savait qu’elle ne devait pas toucher, et s’astreignait à regarder, simplement. Il avait pris l’habitude de fermer les yeux aussi sec, tout du moins, lorsqu’elle se retournait vers lui après lui avoir présenté son dos pendant le laps de temps requis, elle le trouvait toujours assoupi, tourné vers elle, les traits détendus comme si cet instant de sommeil était le moment qu’il avait attendu toute la journée. Elle aussi. C’était comme jouer au jeu des 7 erreurs, et rechercher les différences entre ce Jesse-là, et le Jesse qu’elle avait cru connaître et aimer, et que, malgré toutes les souffrances et la certitude qu’il n’avait jamais réellement existé, elle aimait toujours. Au bord de la folie, amoureuse d’un fantôme, cherchant la lumière dans des coups de reins, s’abandonnant dans la recherche de cet autre, comme si elle refusait encore d’admettre qu’il puisse n’avoir jamais été que fictif, c’est tournée vers lui, sa joue reposant dans sa main, la main reposant sur l’oreiller, son autre main sagement rangée sous son menton, qu’elle cherchait la preuve qu’il lui manquait, celle qui lui permettrait d’affirmer que cet homme lui était totalement étranger, la preuve qui lui permettrait de lâcher prise et d’arrêter de vivre dans le passé, ou vivre tout court. Mais cette preuve n’apparaissait jamais, pas lorsqu’il dormait, pas lorsqu’elle avait l’intégralité de son corps abandonné à ses yeux, sa peau dont elle connaissait par cœur la texture, la souplesse et le goût, son parfum, inchangé depuis tout ce temps, se mêlant à son odeur qu’elle connaissait tout aussi bien, tout était identique, jusqu’à sa façon de respirer par ses lèvres entrouvertes. La seule chose qui changeait était sa position. Dans les premiers temps, il avait gardé l’habitude d’arrimer un bras au corps de Sasha, mais il avait fini perdre cette manie, réflexe presque automatique contre lequel il avait lutté pour finir par ramener son bras contre lui, et s’endormir de cette manière. Ce qu’il y avait de choquant dans cette position, c’est qu’elle donnait l’impression qu’il protégeait de son bras une partie de lui : son cœur. C’était l’image que cela donnait à Sasha, une image qu’elle ne comprenait, ni n’appréciait. Aujourd’hui, pourtant, il avait quelque peu quitté sa position de défense, son bras se relâchant un peu, sa main venant s’étaler dans l’espace séparant les deux corps. Cette main qu’elle ne vivait plus comme une intrusion ennemie dans son périmètre, mais comme une innocente égarée. Les doigts tendus vers elle, c’était comme si le Jesse d’avant coincé dans l’autre Jesse, profitait de son sommeil pour tenter un geste vers elle. Elle ne s’étonnait plus de ses pensées incohérentes, de son imaginaire psychotique, elle connaissait sa folie, elle l’acceptait, consciente d’avoir sombré dans une forme de démence dont elle n’était pas certaine de pouvoir sortir un jour. Alors, son index, après une période d’hésitation, vint rencontrer le sien, parcourant ses phalanges avec fascination, passant au majeur, à l’annulaire, l’auriculaire, puis ce furent tous ses doigts qui vinrent caresser ceux de l’endormi avec la délicatesse de celle qui ne veut en aucun cas le réveiller. Elle aurait dû être partie depuis longtemps, c’est ce qui avait toujours été prévu dans sa tête, mais cela faisait plusieurs jours qu’elle ne s’obéissait plus, ne luttant même pas contre son envie de rester. C’était ces moments-là qu’elle attendait toute la journée, ceux qui la faisait tenir jusqu’au soir, un jour de plus, ces moments où il sombrait dans l’inconscience. Lorsqu’il était éveillé, tout semblait si différent, si compliqué, si... douloureux. Là elle était bien. Le bruit de la ruelle commençait à lui parvenir, annonçant qu’elle n’avait que trop tardé, mais elle s’en moquait, elle en avait à peine conscience comme si ce lieu était une bulle intemporelle, une faille dans l’espace-temps, un lieu où les anciens amants pouvaient revenir à la vie dans leur sommeil, et où rien de brutal ne pourrait lui arriver. Pourtant, son téléphone vibrant contre le parquet fut, dans cette bulle de silence et d’apaisement, plus brutal qu’une salve de mitraillette en pleine tête. C’était aussi dévastateur qu’un moustique géant contre votre oreille en beau milieu de la nuit, le bourdonnement accentué par mille. « Merde ! » lâcha-t-elle dans un sursaut brutal. « Merde ! » répéta-t-elle à nouveau tandis qu’à quatre pattes sur le lit, ou plutôt sur le matelas faisant office de lit, elle fouillait dans le tas de fringues échoué au sol. « Merde de merde de merde... » Continua-t-elle à la recherche de son jean dont la poche devait contenir l’objet nuisible. Sa voix n’était pourtant qu’un murmure, ne souhaitant pas réveiller Morphée si le téléphone ne s’en était pas déjà chargé. Ses doigts rendus fébriles par l’urgence et la nervosité se refermèrent sur le portable, l’arrachant de la poche pour appuyer avec violence sur le bouton de rejet. « Merde ! » grommela-t-elle encore une fois en observant la notification des 3 appels en absence s’afficher, tandis qu’elle retombait assise sur le matelas. Un nouveau juron lui échappa lorsqu’elle remarqua qu’il n’était pas 5 ou 6h du matin, comme elle l’espérait, mais bien 8h49. Et lorsque non content d’appeler sans relâche, elle vit un sms s’afficher sur son écran, ce ne fut plus un murmure qu’elle éructa. « Je serai en bas de chez toi dans une demi-heure. Tu as donc 30 minutes pour te lever, te doucher, t’habiller et te maquiller. La robe t’a été livrée hier, n’ayant pas eu de nouvelle de toi, j’espère que tu l’as bien reçue. Ne traîne pas, ce n’est pas le genre d’évènement pour lequel on peut se permettre d’être en retard. A tout à l’heure. Milo. » « Et merde ! » L’agacement venait de faire place à la panique, et la panique à l'hébétude. Elle tourna son regard vers l’homme, les yeux ouverts, qui la contemplait de son regard chargé de sommeil. « Merde... » Fut le dernier juron à franchir ses lèvres, presque un juron d’excuse ou de culpabilité d’avoir été surprise, ici, auprès de lui à une heure aussi avancée dans la matinée, avant qu’elle ne se rue sur ses vêtements, les enfile en avançant, et ne claque la porte d’entrée. Depuis le couloir, elle perçut une sonnerie de portable qui n’était pas le sien. Elle n’était peut-être pas la seule à être en retard, finalement.

- II -

Il faisait une chaleur rasante à Chicago, en cette matinée d’été. Alors que toute l’Europe semblait noyée sous un manteau de pluie, la ville américaine, et les Etats-Unis de manière plus globale, dérogeait à la règle, offrant un véritable été aux touristes affluant plus que d’ordinaire. C’était comme si le monde entier s’était donné rendez-vous à Chicago, jouant des coudes pour s’octroyer un petit rayon de soleil. Et sous cette chaleur accablante, la ville n’en devenait que plus infernale. Même la côte près du lac prenait des allures de succursale de l’enfer. A cause du soleil déjà haut dans le ciel, des touristes agglutinés comme des mouches autour d’une merde, mais aussi et surtout à cause des pavés dans lesquels les talons hauts de la jeune femme semblaient résolus à se ficher. Accrochée au bras de son mari, elle luttait contre chaque pavé inégal qui prendrait, c’est certain, plaisir à la voir chuter. Quelques mètres devant eux, une blonde, majestueuse, déambulait, avec l’aisance d’une danseuse étoile, sur plusieurs centimètres de talons, sans jamais montrer un signe, même infime, de faiblesse. Satan à l’aise en enfer. C’était plutôt logique. Elle aurait aimé pouvoir traverser la place en voiture, et n’avoir plus que quelques mètres à faire du parvis jusqu’à l’intérieur de la basilique, à plat donc. Mais cela faisait partie des choses qui ne se faisaient pas. Et puis il y a tellement d’autres trucs qu’elle aurait aimés. A commencer par dormir, ce qu’elle n’avait pas pu faire puisqu’elle n’était revenue à son appartement que 20 minutes avant Milo. Et puis cette robe... Elle voulait la robe Maxime Simoens noire, sur-brodée de petits éclats de métal. « Simoens n’est pas un créateur italien, ma chérie. » Lui avait annoncé Milo, diplomate, avant de choisir sa robe pour elle. Elle avait donc dû enfiler une robe Valentino de la dernière collection automne/hiver. Noire, manches longues, finement ajourée sur tout le tissu composé de dentelle, le col rond, et tombant droite un peu au-dessous du genou, elle lui donnait des allures de jeune communiante, mais avait l’avantage de camoufler quelque peu son extrême minceur. Elle n’avait même pas eu besoin de retouche, elle était aussi maigre que le mannequin qui l’avait porté avant elle, lors du défilé. Elle n’avait fait retoucher que l’ourlet, la raccourcissant légèrement en raison de sa petite taille, et du fait qu’elle souhaitait laisser découvrir le début de sa cuisse plutôt que le début de son genou. Les chaussures gris perlé comme lors du défilé, étaient la seule touche funky qu’elle était parvenue à faire accepter à son cher et tendre. En échange de quoi, elle s’était pliée à ses lubies capillaires. Sous sa capeline, deux tresses partant du sommet de son crâne et encadrant son visage, glissées derrière ses oreilles, venaient mourir en un chignon flou à la base de sa nuque, accentuant le côté jeune communiante, mais jeune communiante ayant batifolé derrière l’église quelques minutes avant le début de la messe.

Bientôt, à quelques mètres du parvis de la basilique, Sasha ralentit le pas, forçant Milo à faire de même, tout en levant la tête pour observer le débordement de sculptures encadrant l’église. « Monsieur Ciprianiiiiiiiii. » Minauda une voix masculine en étirant la dernière syllabe comme si leur nom de famille se terminait par 18 «i». « Mademoiselle Soboliaaaaaaaa. » Décidément, il avait eu un prix de gros sur les voyelles. La jeune femme ramena son regard à portée d’humain juste à temps pour voir l’homme ventripotent serrer la main de son compagnon. « Comme elle est charmante, on dirait un angeeeeee ! » Elle ramena ses mains dans son dos avant qu’il ne s’en empare et ne les honore de sa salive répugnante. « Sasha, tu te souviens de monsieur Rockefeller. Il était présent à notre mariage. » Annonça Milo en tendant un bras vers elle, désireux de mettre un terme à ce protocole vieillot. « Bien sûr, j’ai gardé un souvenir très vivace de cette journée... Il n’y avait que 1500 invités. » ironisa la jeune femme en s’approchant néanmoins de son époux, le laissant lui glisser un bras dans le dos. « C’est madame Cipriani, maintenant. » Coupa l’Italien en caressant le poignet de la jeune femme afin de la calmer. Le ton joueur du magnat acheva de détendre le pauvre homme témoins d’une friction maritale, celui-ci hocha vivement la tête et en profita pour changer de sujet, partant dans une discussion stérile à propos de l’importance de l’héritage historique, intellectuel et prestigieux des grandes familles italiennes. La main de Milo se glissa dans celle de sa femme, l’accrochant à lui avant de commencer à avancer vers l’immensité d’une église improbable. Sasha releva la tête, affichant même un intérêt tout particulier pour ce décor qu’elle redécouvrait à chaque fois. L’allée principale, large comme une avenue, accueillait une foule de personnes comme d’habitude. Sauf que cette fois, les shorts et les tongs avaient fait place aux grandes robes de créateur et aux smokings d'apparat. Même Milo, pourtant pas vraiment enclin à ce genre de démonstration de pouvoir, portait un ensemble d’Armani du plus bel effet. On se serait cru à l’ouverture de la Fashion Week de Milan un jour de meeting politique. Improbable.

Tous les gens importants Chicago s’étaient donné rendez-vous, et cela rappela à la jeune Russe le jour où, avec Aleksei, ils avaient visité la Basilique Saint Pierre au Vatican. Autour de ce que Sasha appelait « le lit à baldaquin », son frère lui avait expliqué que ce Canopée haut de 29m, était également appelé «Baldaquin», mais qu’il ne s’agissait pas du lit de Goliath comme la Sasha de 5 ans le pensait, simplement un espace sacré au-dessus et autour de l’autel, afin d’opérer l’eucharistie. Il lui avait également expliqué que la structure était en bronze, et que les piliers torsadés devaient rappeler la colonne contre laquelle le Christ avait été attaché avant d’être porté en croix. Sasha avait trouvé ça de très mauvais goût, et puis elle avait compris que ce sadisme était une tradition catholique, religion ayant pour emblème l’arme ayant tué son Dieu, ou son Fils de Dieu. C’était comme idolâtrer les cachets de Marylin, la bouteille d’Elvis, la voiture de James Dean, le flingue de 2pac, ce n’était pas logique, et Sara avait toujours aimé ce qui était logique. Elle se remémora encore une fois l’œuvre du Bernin avec ses yeux d’enfant, puis reporta son attention sur la foule des fidèles. L’église avait été occasionnellement fermée au public, seul les membres invités pouvaient espérer en franchir les larges portes. Normalement on était censé présenter un carton d’invitation, mais les Cipriani n’avaient pas à se fendre de ce genre de choses, leurs visages et leurs noms étaient leurs cartons d’invitations. Une seule autre famille était dans ce cas, une famille qu’elle n’avait pas imaginé trouver ici. Pourtant c’était logique, et Sasha aimait la logique. Comment avait-elle pu occulter ce détail, ne même pas y songer, ou ne serait-ce qu’imaginer un instant qu’ils ne seraient pas présent lors d’un tel évènement ? Peut-être s’était-elle dit que plus rien ne les obligeaient à se déplacer. Elle-même ne serait probablement pas venue si son mari n’y avait pas tenu... Non, elle serait venue. Qu’importe Milo, Ethan ou le maire, elle n’aurait pas manqué cette représentation. Jamais. Et il en allait probablement de même pour lui, même si elle se refusait à imaginer ce qu’il pouvait penser ou ressentir. Elle marqua un temps d’arrêt quasi imperceptible lorsque leurs regards se croisèrent, puis elle se réfugia derrière ses barricades de fer, reniant le coin de son cerveau qui n’ignorait rien de l’existence de cet homme, et une fois de plus, Jesse Lynton fut rayé de sa mémoire superficielle. Elle était sur le point, et pour la première fois de sa vie, de bénir le snobisme de Milo, qui lui permettait de ne pas saluer le camp adverse, lorsque la tension dans son bras l’informa que son cavalier la conduisait droit dans la mauvaise direction. Affolée, elle était sur le point de rappeler à ce dernier l’identité de ceux qu’il approchait, au cas où il nous aurait fait un Alzheimer précoce et fulgurant, lorsqu’elle remarqua que sa destination n’était pas Jesse, mais le maire se trouvant juste à côté, en pleine discussion avec un homme dont l’allure, de dos, lui rappelait vaguement quelqu’un. Benedict. Les mondanités allaient commencer, et Sasha en soupira d’avance. Rangée à la gauche de son époux, côté décoration comme si elle en faisait partie, elle entreprit de sourire aux moments opportuns, hocher la tête lorsqu’il le fallait, et remercier avec modestie lorsque c’était nécessaire. Pour le reste elle faisait potiche et laissait les « grands » parler ensemble. Tout en patientant elle détaillait le médecin, tiré à quatre épingles, et qui observait le froncement de sourcils de la jeune femme avec un amusement non dissimulé. Il n’avait pas peur s’il pensait qu’elle n’avait pas compris son petit jeu. Ainsi, c’était grâce à lui que Jesse avait obtenu un laisser-passer pour la haute société américaine. Qu’importe le temps que ça lui coûterait, la Russe prendrait un malin plaisir à se mêler des affaires de cœur du trentenaire, puisque ce dernier jugeait opportun de s’immiscer dans les siennes. Au bout d’un moment, Sasha haussa un sourcil devant ce discours d’une incohérence totale, puis se tourna vers Milo qui semblait aussi largué qu’elle par le comportement du chirurgien, finalement son regard glissa sur Jesse, ne s’arrêtant pas, pas même une seconde, juste pour être en mesure de voir l’expression de son visage sans avoir à donner l’air de s’en soucier. Il affichait un air las qu’elle ne lui connaissait que trop, mêlé à la froide distance dont il avait apparemment décidé de faire preuve en présence de l’Italien. « Monsieur le Maire. » Tonna la voix de ce dernier, réduisant au silence toute personne sur un périmètre de 3m2 autour de lui. « Et si nous allions rejoindre nos places ? » N’attendant pas de réponse, n’en espérant pas non plus, il récupéra le bras de sa femme, et l’obligea à le suivre. Il ne disait rien, il ne dirait rien, mais il n’avait, lui non plus, pas réellement apprécié la petite entourloupe qui, il l’avait bien compris, visait à rapprocher visiblement les anciens amants. Il y avait des choses qui ne changeraient jamais. Tout en se dirigeant vers le carré de bancs situé dans la nef, et protégé par deux colosses à qui il fallait montrer patte blanche, Sasha écoutait d’une oreille distraite la conversation entre Milo et le maire. Mais elle s’en moquait, ça n’avait pas d’importance à ses yeux, pas encore...

« Messieurs... » Murmura le colosse qu’ils dépassaient en désignant la première rangée de bancs. Sur la longue allée les menant à leurs places attitrées, toutes les têtes se tournèrent vers eux, désireux de connaître l’identité des personnalités importantes siégeant à la droite du Maire. Le nombre de décorations, pour les hommes, et de bijoux pour les femmes, allait crescendo à mesure que l’on gagnait les premières places. Sasha ne leur prêta pas la moindre attention, son regard une nouvelle fois attiré par la beauté du lieu. Au pied de l’autel, un nouveau colosse leur désigna leurs sièges. Milo abandonna le Maire qui alla s’installer sur le siège central, puis suivit l’homme de haute stature et à la sévérité de rigueur. Sur le long banc, les programmes surpiqués de dorure délimitait les emplacements. Sasha Sobolia siégeait à la gauche de son époux, comme l’exigeait le protocole, au plus près du Maire. L’emplacement était idéalement placé, témoignant de la place de Milo dans la chaîne alimentaire de cette société, et de la sienne puisque si l’importance d’une personne était quantifiable à sa proximité du siège du Maire, alors Sasha étant la plus proche, devait être la plus importante de la famille, de la rangée, et même de toutes les rangées en fait. Sauf qu’il y avait encore des places vacantes sur le banc, à sa gauche. Il y avait donc des gens encore plus importants que Milo Cipriani. Tout n’était que protocole, la tradition voulant que le patriarche d’une famille se retrouve cerné par les siens, sur sa gauche ses héritiers, masculins d’abord, féminins ensuite, par ordre d’âge, le plus jeune se retrouvant normalement à l’extrême gauche, et sur sa droite les épouses et époux issus d’autres familles, la matriarche d’abord, puis les unions de leurs héritiers, les hommes d’abord, les femmes ensuite, par ordre d’âge. Ainsi, même si vous étiez l’épouse de l’ainé des héritiers, vous vous retrouviez tout de même après les époux des héritières. La famille Cipriani étant assez restreinte, Sasha n’avait pas à souffrir d’une séparation d’avec son époux, mais certaines familles, derrière eux, prenaient toute une rangée tant ils étaient nombreux. Elle les observait, d’ailleurs, par-dessus son épaule, lorsque Milo lui donna une tape sur le genou, la rappelant à l’ordre, comme Aleksei l’aurait fait lorsqu’elle était gamine et qu’elle passait toute la durée de la messe à se tortiller sur les bancs inhospitaliers, détaillant tout le monde en leur inventant une vie fictive. Lorsqu’elle était gamine, un monsieur grisonnant était un vieux magicien doté de pouvoirs surnaturels, et les deux enfants l’accompagnant de jeunes orphelins ukrainiens (leur blondeur avait toujours intrigué l’enfant) issus d’un cirque itinérant. C’était là que le magicien les avait trouvé et adopté afin de leur apprendre les rudiments de la magie blanche. Plus tard, la petite fille blonde deviendrait une fée comme celle qui transformait les dents de lait en pièce de quelques roubles sous l’oreiller, et le garçon blond retournerait dans son Ukraine d’origine pour y prendre le pouvoir et délivrer son peuple du joug de l’envahisseur barbare. L’envahisseur barbare qui n’était autre, dans la tête de l’enfant, que l’homme aux cheveux noirs et à la moustache foisonnante. C’est con un enfant. Aujourd’hui encore elle s’adonnait à ce petit passe-temps, transformé avec le temps en un « devine qui couche avec qui ? ». Mais interrompue dans son amusement, et contrainte de rester face à l’autel, elle se retrouva à feuilleter le programme dont la page de garde portait en lettres d’or :
« 54ème anniversaire de Rahm Emanuel »
Son regard se porta sur le siège, pour ne pas dire trône, en velours rouge qui, perpendiculaire aux rangées de banc, ne se trouvait qu’à un jet de pierre sur sa gauche. Sa place aurait dû revenir à un Rockefeller, ou quelque chose comme ça, mais son mari lui avait appris que les dernières frasques peu chrétiennes de la plus riche famille des États-Unis les avaient propulsé dans la liste noire du maire. Restait le procureur général de l’Illinois, Lisa Madigan et son époux, Pat Byrnes, qui saluèrent Milo avant de les dépasser pour venir s’asseoir à l’extrême gauche du banc, séparés de Sasha par quelques places supplémentaires. Trois ou quatre, tout au plus. Ce serait trois, elle le comprit lorsqu’à peine après avoir fini d’installer la famille du procureur, le colosse-placeur, se tourna pour réceptionner les nouveaux arrivants.

« Par ici. » souffla-t-il avec le respect dû au lieu, tout en désignant les places vacantes. « Le patriarche, son héritière directe, et son héritier en second. » poursuivit-il en les plaçant. Sasha ne regardait pas, gardant les yeux baissés sur ses mains posés sur ses genoux, elle venait de comprendre qu’elle allait passer l’intégralité du récital aux côtés de Benedict le manipulateur, il fallait donc qu’elle se tempère pour ne pas le décapiter à l’aide d’un de ces grands candélabres en or. « Cela va être une délicieuse cérémonie. » déclara la voix du fameux Benedict qui lui semblait bizarrement lointaine pour quelqu’un censé se trouver juste à côté d’elle. Alors, elle consentit à tourner les yeux vers ses nouveaux voisins, et en lieu et place du regard maléfique du chirurgien diabolique, ce fut celui plus doux et caressant de quelqu’un dont elle tentait d’oublier l’existence, qu’elle sentit peser sur elle. Son regard accrocha le sien une fraction de seconde avec surprise, avant qu’elle ne se détourne, le cœur battant, vers son mari, s’assurer qu’il n’avait pas vu ce qu’il ne devait pas voir. Évidemment, personne ne pouvait voir quoi que ce soit dans le regard furtif qu’une pauvre démente venait de poser sur son voisin de banc. Surtout que Milo semblait plus intéressé par la jeune femme qui accompagnait les deux autres hommes que par la présence de l’ex de sa femme à moins d’un mètre d’elle. Sasha s’empara de son programme pour imiter les autres, s’occuper l’esprit, et ne pas songer à l’ennemi cardiaque numéro un installé à sa gauche, bien trop près pour demeurer invisible. « La messe de Requiem en ré mineur (KV 626) de Wolfgang Amadeus Mozart » lut-elle sans vraiment y prêter attention. Comme d’ordinaire, son esprit vagabondait, sautait d’idée en interrogation, d’interrogation et élucubration, d’élucubration en pensée morbide, de pensée morbide en souvenir d’enfance, et tout ça à une vitesse vertigineuse, si bien qu’elle en perdait souvent son fil de pensée, oubliant le début de sa réflexion, et les milliards d’idées lumineuses qu’elle était persuadée d’avoir eu.



- III -

« C’était comme un chant transfiguré par mes tympans en quelques symphonies funèbres joué pour la mort, pour ma mort, chaque mot m’interpellant, me heurtant de plein fouet, comme autant de piqures sur chaque centimètre carré de peau disponible, un violent rappel de ce que j’étais, de ce que j’avais souhaité et appelé de mes vœux, une violente délivrance, bras bienveillant se tendant vers moi dans le but de me secourir en m’entrainant loin de tout cela, loin du vivant, loin du profane, dans un espace sacré et paisible et blanc... blanc... un blanc dont je ne voulais plus. Je ne voulais plus mourir. J’avais besoin de vivre. »

Voilà ce qu’elle écrirait plus tard dans son journal, ou ce qui s’en rapprochait le plus, ensemble de pages où elle compilait ses pensées, ses élucubrations, tentant de détailler l’inexprimable, de décrire l’indescriptible, de mettre des mots sur les déchirures de ses entrailles, et de les abandonner là, après avoir cliqué sur «enregistré sous.» et rangé le tout dans un coin de son mac. Voilà ce qu’elle écrirait pour décrire ce qu’elle avait ressenti lorsqu’un Requiem qu’elle avait entendu et écouté des milliers de fois, lui avait fait monter les larmes aux yeux, et imploré son salut. Ça l’avait prise par surprise, comme un hoquet. L’ouverture l’avait d’abord apaisée, calmant les tensions accumulées dans son corps de par la proximité de Jesse qu’elle ne parvenait à oublier. Sa tête souhaitait quelque chose, et son corps l’inverse, se tendant vers l’ennemi sans que cela soit quelque chose de réfléchi. D’abord ses jambes croisées, la jambe supérieure tournée vers lui, son pied se balançant à quelques centimètres du sien. Puis ça avait été sa main, qu’elle avait souhaité poser sur l’espace de bois lustré entre eux, avant de se rendre compte qu’il en avait fait de même, et que sa main venait d’atterrir sur la sienne. Évidemment, elle l’avait ôté vivement, mais l’avait reposé suffisamment près pour que leurs auriculaires se frôlent. Elle nierait jusqu’à son dernier souffle que ce geste était volontaire, et pourtant... Puis, les voix graves des ténors et barytons s’étaient élevées, la clouant à son siège, lui coupant le souffle, lui étreignant le cœur, le lui soulevant. Elle avait cru, l’espace d’un instant qu’elle allait vomir, là, comme ça, devant tout le monde, au pied de l’autel sans même avoir le temps de courir nulle part. Mais ce n’était pas ce genre de malaise qui venait de la prendre aux tripes. Elle n’était pas malade, juste mal à l’aise, comme si on avait modifié le requiem pour la viser elle directement. Elle avait fermé les yeux, ravalé sa salive, priant pour que ça lui passe. Elle devenait folle, elle sombrait dans la folie, voilà la seule explication qu’elle avait trouvée pour expliquer sa réaction. On la jugeait, on l'appelait, on l’attirait, la cajolait, on l’accusait, la condamnait. Les minutes s'égrenaient, les partitions aussi, et elle se perdait de plus en plus dans les notes. Bientôt elle eut l’impression que les anges des fresques bougeaient, battant de leurs ailes duveteuses, pour bientôt fondre sur elle, mais elle comprit rapidement que cette fausse impression n’était due qu’aux larmes lui brouillant la vue. Elle passa une main sur sa joue, la découvrant mouillée de larmes avec surprise. La violence de ses émotions s’intensifiait à mesure que la messe funèbre perdurait. L’espace d’un instant elle fut persuadée d’assister à une répétition de son enterrement, la célébration de sa mort. Alors elle comprit pourquoi elle se sentait si mal. Elle ne voulait plus mourir, elle ne voulait plus cesser d’exister, elle voulait encore avoir mal, elle acceptait d’avoir mal, si ce mal lui rappelait qu’elle était en vie. En vie. Cette révélation fut un choc brutal, comme une barrière de périph à plus de 200km/h. Elle ne voulait pas s’envoler, elle ne voulait pas bouger de là, elle voulait se raccrocher à la vie, se raccrocher, s’y attacher, comme une ancre fichée dans la terre pour ne plus avoir à craindre de s’envoler. Alors c’est ce qu’elle fit, elle s’attacha, s’accrocha désespérément, et ne trouva la paix qu’en se sentant reliée à la vie. Comme une réponse, la mélodie, les chants, les instruments se firent plus doux, délicats, harmonieux, accompagnant sa décision avec bienveillance, apaisant son âme, calmant ses larmes, rétablissant sa respiration rendue douloureuse. Lorsque le chant final s’acheva sur une note soutenue qui retint le souffle de toute personne présente dans l’église, elle prit conscience qu’elle avait pleuré sans discontinuer pendant près de 40 minutes. Elle se sentait vidée, épuisée, vulnérable... tellement vulnérable... Elle reprit conscience de son corps, et de ce monde autour, elle sentit la présence de Milo qui venait de poser sa main sur la sienne, juste posée avec ce qu’il faut de retenue entre un époux et sa femme en public, comme en privé, et elle sentit également la présence de Jesse, sa présence physique, intime, sa main dans la sienne. Non, pas seulement dans la sienne, totalement enchevêtrée, emmêlée, les jointures de la jeune femme devenues blanches à force de serrer entre ses doigts, un désordre d’index, pouce, annulaire masculins qui avait fini par se refermer, lui aussi, sur les siens, formant une étrange boule, sculpture abstraite de chair et d’os, et, elle venait de le comprendre, son ancrage à la vie. Son regard s’attarda sur cet étrange phénomène qu’elle ne comprenait pas, ni se rappelait avoir orchestré, mais nul doute possible elle en était l’instigatrice, puis ses yeux remontèrent jusqu’à l’homme au bout de ce bras, l’homme qui l’observait avec appréhension, comme s’il redoutait à l’avance une réaction brutale de sa part, comme s’il savait qu’elle n’avait pas agi en pleine possession de ses moyens. Il avait raison. En tous points. Sa main quitta vivement la sienne la laissant dos au bois du banc, paume ouverte vers le ciel. Cet homme lui avait coupé les ailes, tailladé les veines... Il allait lui falloir du temps pour abandonner les réflexes de survies qu’il lui inspirait. Elle le contemplait toujours avec surprise, lorsque le maire se leva de son siège pour applaudir. Alors tout ne fut plus qu’un concert désordonné de talons sur le sol, raclement de banc sur le marbre, bruissement d’étoffe, avant l’explosion d’applaudissements qui accompagna ceux du chef de la ville. Elle chassa les dernières traces de larmes sur ses joues, avant d’applaudir à son tour. C’en était terminé de cet instant volé.

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Dernière édition par S. "Aurora" Sobolia le Mar 24 Sep - 12:20, édité 1 fois
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one more night


[Jesse] Sans désirs et sans crainte, je ne nourris plus les chimères du bonheur, et les hommes ne sauraient me faire plus de mal que j'en éprouve. Empty
MessageSujet: Re: [Jesse] Sans désirs et sans crainte, je ne nourris plus les chimères du bonheur, et les hommes ne sauraient me faire plus de mal que j'en éprouve. [Jesse] Sans désirs et sans crainte, je ne nourris plus les chimères du bonheur, et les hommes ne sauraient me faire plus de mal que j'en éprouve. EmptySam 21 Sep - 20:17


- IV -

« Je peux ? » c’est ce que lui avaient demandé ses yeux alors qu’il amorçait un mouvement de bras hésitant, très hésitant dans sa direction. Elle n’avait répondu qu’en lui présentant son dos, comme d’ordinaire, mais sans renforcer l’espace entre leurs deux corps, en restant suffisamment proche pour que son bras, hésitant toujours à quelques centimètres d’elle, puisse se poser délicatement sur sa peau. Elle ne l’avait invité, ni encouragé à rien, mais elle ne s’était opposée à rien non plus. Si bien que lorsqu’elle l’avait senti passer un bras autour d’elle, elle n’avait accusé aucun sursaut, ni ne s’était éloignée. Elle était restée stoïque, refusant même de respirer de peur que l’équilibre précaire dans lequel ils se trouvaient ne se brise. Et puis elle avait fermé les yeux, doucement bercée par la respiration qu’elle avait sentie dans sa nuque, et, pour la première fois depuis plus de deux semaines, elle s’était autorisée à s’assoupir, juste un peu, quelques secondes, pas plus, et puis après, elle en avait été persuadée, lorsque lui se serait endormi, elle n’aurait plus qu’à s’adonner à sa petite contemplation quotidienne avant de s’enfuir. Quelques minutes, tout au plus, c’est ce qu’elle s’autorisait... juste quelques minutes... quelques minuscules petites minutes...

Un nombre incalculable de minutes plus tard, elle s’éveilla en sursaut. Emmêlée dans les draps, elle ne parvenait plus à trouver la sortie, ni à comprendre ce qui lui arrivait. Ne subsistait que ce sentiment d’urgence pesant sur son estomac comme un poids mort. A mesure qu’elle parvenait à s’extraire de son cocon ouaté, les esprits lui revenaient. L’anniversaire du Maire, l’église, Jesse, le Requiem, la sensation de petite mort, Jesse,  Milo, le refuge, l’écriture, le texto, Jesse, le sexe, le bras, le sommeil, quelques minutes... Oh merde ! Elle se redressa d’un coup dans le lit, tel un diable jaillissant de sa boîte. Il faisait encore nuit noire dehors, mais il y avait une place vide à côté d’elle dans le lit. Une place froide, ce que confirma la main qu’elle venait de promener sur le matelas. Merde !! Il n’avait pas le droit ! Aussi injuste que cela puisse paraître, il n’y avait qu’elle qui avait le droit de s’enfuir, pas lui, pas alors qu’elle... Il n’avait pas le droit, c’était interdit, il n’avait plus le droit de la quitter, plus jamais, sous quelque forme que ce soit, il devait rester, rester tout le temps, et attendre qu’elle parte elle, de son plein gré, de sa propre volonté, lui il devait rester, c’était comme ça, ça ne pouvait être autrement, c’était le deal, il avait pas le droit, pas comme ça, non il n’en avait absolument pas le droit... Au bord de la panique, le gouffre s'entrouvrant sous ses pieds, elle se leva, enroulée dans son drap, se raccrochant à l’idée qu’il ne pouvait pas être parti, gardant l’espoir qu’il ne l’avait pas fait, sinon... Sinon elle pouvait presque sentir ses organes écartelés, son cœur déjà mort, rétrécir encore, comme s’il venait d’être jeté dans un bocal d’acide, pauvre organe fumant, crépitant, se transformant en coquille de noix noircie. Aussi stressée et hagarde qu’une junkie cocaïnée, elle tourna sur elle-même, au milieu de la chambre, perdue, ne sachant que faire, ni où aller. Il n’y avait pourtant pas cinquante options, juste la porte menant à la pièce principale, porte qu’elle passa comme une furie, l’angoisse ayant annihilé toute trace de raison dans son crâne. Elle le trouva appuyé au chambranle de la porte menant au minuscule balcon, une cigarette aux lèvres. Sous sa crinière brune une Lady Gaga miniature sous amphét’ se mit à tambouriner comme une démente, engendrant le mal de crâne de la décennie, voir du siècle, tandis que Sasha se battait entre soulagement, colère et reste de panique. Elle n’eut même pas conscience d’avoir laissé le drap glisser sur sa peau sans même chercher à le rattraper. Elle ne faisait que foncer droit sur lui, toute rationalité et estime de soi restées au sol derrière elle. Elle se planta devant lui, son regard de démente le scrutant avec hargne. Ses doigts fins vinrent ôter la cigarette qu’il avait entre les lèvres, avant de s’abattre avec une vitesse et une force qu’on n’aurait jamais soupçonné dans un si petit corps, sur la joue masculine, y laissant une marque rouge. Ça c’était pour l’avoir laissé seule dans le lit s’imaginer qu’il avait profité du sommeil qu’elle s’autorisait pour la première fois, pour partir. Un psy aurait certainement évoqué un trouble lié à l’angoisse de l’abandon, mais elle était bien trop perdue pour tenter de se raisonner ou même se comprendre elle-même, elle ne faisait que vivre et subir ses propres angoisses, et les imposer aux autres. Elle plaça la cigarette entre ses propres lèvres, et de nouveau calme, enjamba la porte fenêtre pour se rendre sur le petit balcon. Nue comme un ver, elle n’avait qu’à peine conscience de la brise fraîche sur sa peau, et encore moins des larmes de rage et de peur qui avaient coulé à son insu le long de ses joues, des joues qu’elle offrait calmement à la brise en relevant le visage, yeux clos, en direction d’un ciel d’encre. Rapidement, doucement, deux bras masculins vinrent recouvrir son corps du drap abandonné plus tôt, couvrant son innocente nudité. Elle en attrapa un et le ramena tout contre elle, le serrant contre sa poitrine façon doudou pour enfant de 4 ans. Le corps masculin accusa une légère crispation de surprise, avant de se détendre contre le sien, ramenant son torse contre son dos, passant son deuxième bras autour d’elle. Elle ferma les yeux, abandonnant son crâne contre cette courbe qui devait être une clavicule, ou un pectoral. Un bras, fort, puissant, protecteur, et néanmoins d’une douceur extrême, remonta au-dessus de sa poitrine, encerclant ses épaules. Elle y posa son menton, puis ses lèvres, puis de nouveau son menton. Elle était bien là, consciente de faire une connerie, de dépasser les limites, mais ses bras la retenant captive, enserrant sa taille et ses épaules, étaient comme autant de branches la rattachant à la terre ferme, lui empêchant tout envol. De toute manière, sans ses ailes, comment aurait-elle pu voler ? Cette nuit-là, elle resterait silencieuse, comme toujours, pas un mot ne s’échapperait d’entre ses lèvres, mais lorsqu’il la ramènerait au lit, elle viendra d’elle-même se lover contre lui, enroulant son corps autour du sien, lui rendant la tâche difficile lorsqu’il devrait se relever pour aller refermer le MacBook resté ouvert dans le salon.



- EPILOGUE -
Plus tôt dans la nuit

« Tu te rends compte de l’heure qu’il est, rassure-moi ? » bailla-t-il dans son téléphone avant de le reposer sur son oreiller pour poser sa tête par-dessus. « Je pensais pas que vous dormiez aussi tôt cette semaine. » Lui rétorqua son interlocuteur à voix basse. « Tôt c’est le mot, oui, puisqu’il est presque 4h du mat. Je dois faire en sorte de gérer toute une équipe, de nuit comme de jour même si je n’en ai pas envie. Ma vie est un enfer, Jesse, alors j’essaye de faire en sorte que mes nuits ne le soient pas, de manière à... » « Ben ! » Le coupa-t-il doucement. « Quoi ? » Il avait fermé les yeux, prêt à poursuivre sa nuit tout en l’écoutant à moitié. « J’ai besoin de conseils. » « Quel type ? A 4h du mat, j'ai peur du conseil. » « Type : je suis devant le mac de mon ex mentalement dérangée, et y a pas de mot de passe. » A l’autre bout de la ligne, le médecin émit un bruit signifiant qu’il était en pleine réflexion. « Hum... Y a pas de mot de passe, ou bien tu connaissais le mot de passe ? » Echec et mat. « Je connaissais le mot de passe. » bougonna-t-il dans le combiné. « Donc tu veux savoir si tu as le droit de fouiller ou non ? La réponse est non. Bonne nuit. » Benedict s’apprêtait à extirper le portable de sous sa joue, lorsqu’il l’entendit l’interpeller à nouveau, la panique et l’urgence filtrant dans sa voix. « Attendez ! C’est pas ce que vous croyez, je cherche pas à lire ses mails ou à me connecter à son compte facebook, j’en ai rien à foutre de tout ça... C’est juste que... Elle écrit, vous comprenez ? Elle écrit sans arrêt, je l’ai déjà surpris deux fois, et... Ben ? » S’il demeurait silencieux, il s’était néanmoins redressé dans son lit, et assis au milieu des draps, le téléphone collé à l’oreille, il était toute ouï. « Oui, je suis là. Continue... » « Je pense qu’il s’agit d’une sorte de journal où elle consigne ses pensées. » « Qu’est-ce qui te fait dire ça ? » « Le dossier s’appelle ‘pensées’... » Élémentaire. « Ouvre-le ! » « Vous êtes sûr ? Je... C’est... » « Tu connais l’histoire de Psyché et Eros ? » Le silence au bout du combiné lui donna rapidement la réponse. « C’est une histoire qui remonte à l’antiquité grecque, dans les Métamorphoses d’Apulée. Psyché était la fille d’un roi, d’une beauté prodigieuse, si belle qu’on la comparait à Aphrodite, la déesse de la beauté, et dont cette comparaison attisa la jalousie. Seulement la jeune fille ne trouve pas d’époux. Aphrodite ordonne à Eros, le dieu de l’amour – Cupidon si tu préfères – de rendre Psyché amoureuse du plus laid des mortels. Cependant, celui-ci se pique accidentellement avec une de ses flèches au moment d’accomplir sa mission, et tombe éperdument amoureux de la princesse. » « Je ne vois pas le rap… » « Ne m’interromps pas ! S’ensuit une intrigue par laquelle Psyché se retrouve dans un somptueux palais, dans lequel Eros la rejoint à la nuit tombée, masqué par l’obscurité. Il demande à la jeune fille de ne jamais chercher à connaître son identité. Mais alors que Psyché reçoit la visite de ses deux sœurs, furieusement jalouses de son bonheur, elles la convainquent de trahir sa promesse. Ainsi, la nuit venue, Psyché profite du sommeil de son amant pour allumer une lampe à huile. Elle découvre un jeune homme magnifique, mais une goutte d’huile tombe sur le dieu qui se réveille et s’enfuit, furieux d’avoir été trahi. » Jesse semblait suspendu à ses mots. « Un autre dieu vient conseiller à Psyché de tout faire pour reconquérir Eros, et elle va jusqu’à demander l’aide d’Aphrodite, la déesse qui voulait la maudire avant tout. Celle-ci lui donne des épreuves à accomplir, presque comme une esclave. Pour chacune de ces épreuves, Psyché reçoit l’aide ou les conseils d’animaux, et de végétaux, parfois même des dieux. » Le chirurgien marqua un temps de repos. « Je t’ai aidé pour cet appartement, en quelques sortes, c’est presque une première épreuve. Cet ordinateur, à ta portée de main, on dirait quasiment un second indice. Ouvre-le, Jesse ! C’est le moyen le plus certain de savoir exactement ce qui se passe dans sa tête, de connaître son mal. Après ça, tu seras peut-être réellement en mesure de la soigner, ou au moins de prendre conscience de l’étendue des dégâts, parce que crois-moi, fiston, t’es encore très loin de la vérité. Alors ouvre, ouvre et lis ! Et magne-toi le cul avant de te faire gauler ! » « Elle ne voudrait pas que je lise... Si elle l’apprenait... Et même, je... » « Quand on écrit c’est pour être lu, c’est pas pour kiffer sur le cliquetis des ongles sur le clavier. Et bizarrement, j’pense pas, non plus, que ce soit pour publier ses mémoires. M’enfin, fais comme tu le sens. » Il y eut un silence sur la ligne, silence qu’il analysa comme étant le temps nécessaire au chauffeur pour peser le pour et le contre. « Je ne suis pas ta conscience, Jesse, je vais pas te dire que c’est bien ou mal de faire ça. Parfois, pour atteindre le bien, il faut passer par le mal... Et si jamais je me goure, rappelle-toi de ne pas m’en tenir rigueur, je ne suis même pas sûr d’avoir réellement cette conversation avec toi, peut-être suis-je encore en train de dormir... D’ailleurs, j’y retourne. Appelle-moi demain pour me dire si je rêvais ou pas. Bonne nuit, Jesse. » « Ben ! » « Bonne nuit. »  « Bonne nuit. » Il jeta le portable plus loin, et se laissa tomber contre l’oreiller pour s’endormir aussi sec et rêver pirates informatiques, bandeau sur l’œil et tête de geek... Demain il aurait tout oublié...

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one more night


[Jesse] Sans désirs et sans crainte, je ne nourris plus les chimères du bonheur, et les hommes ne sauraient me faire plus de mal que j'en éprouve. Empty
MessageSujet: Re: [Jesse] Sans désirs et sans crainte, je ne nourris plus les chimères du bonheur, et les hommes ne sauraient me faire plus de mal que j'en éprouve. [Jesse] Sans désirs et sans crainte, je ne nourris plus les chimères du bonheur, et les hommes ne sauraient me faire plus de mal que j'en éprouve. EmptyJeu 3 Oct - 22:46




IF YOU'RE GONE THEN I NEED YOU

« Tu nous entends l'Amour, tu nous entends ? Si tu nous entends, il faut qu'tu reviennes parce qu'on est prêt maintenant, ça y est, on a déconné c'est vrai mais depuis on a compris, et là on a les paumes ouvertes avec notre coeur dedans, il faut que tu le prennes et que tu l'emmènes. »


On se l’est tous répété, cette phrase. Avouez-le. Tout le monde. Tout le monde sur cette planète s’est déjà dit « ok, c’est fini, je ne me ferai plus avoir, je ne m’attacherai plus jamais à personne ». On s’est tous lancé à soi-même ce pari fou, celui de devenir invulnérable face aux dures épreuves de la réalité. On s’est tous déjà réveillé un matin en se promettant de ne plus flancher, ne plus céder, ne plus jamais laissé son cœur à la portée d’un autre. Moi le premier. On est censé apprendre de ses erreurs. On sait très bien que dès qu’on se laisse emporter, dès qu’on ose s’ouvrir à l’autre, dès qu’on se permet d’y croire de nouveau, et ben on morfle systématiquement. C’est toujours proportionnel. Plus on aime, plus on souffre. Je ne vous apprends rien, vous le savez déjà. D’où la phrase. Celle qu’on se répète de temps à autres, pour tenter de donner un sens à son existence. L’amour m’avait amoché une fois, et pas qu’un peu. Je m’étais alors mis en tête de devenir un connard de première classe, le genre qui ne se préoccupe jamais des autres, encore moins des sentiments qu’ils peuvent éprouver. Pas d’attache, pas de souffrance. De l’égoïsme pur. J’avais érigé des barrières, je m’étais construit une belle armure, un bouclier contre ce que j’appelais « les forces du mal ». L’amour et toutes les conneries qui vont avec n’étaient pour moi que le côté sombre de l’existence. La substance à éviter pour survivre. On est censé apprendre de ses erreurs. On sait tous parfaitement que se laisser aimer d’autres personnes causera notre perte. Cette fille te brisera le cœur en mille morceaux, elle viendra planter ses ongles dans ta poitrine pour en extirper l’organe, elle le réduira en lambeaux sous tes yeux avant de le balancer par terre, histoire de t’achever en le piétinant. Et toi, tu ne peux rien faire pour l’en empêcher.
Sauf que ça nous tombe dessus sans crier gare. Soudain, ça surgit de nulle part. Un gros parpaing dans la gueule. Paf. D’une seconde à l’autre, tout bascule. Mais on ne le sait pas encore. On ne le saura que lorsqu’on sera de nouveau à genoux en train d’essayer de récupérer chaque petit bout de notre cœur bousillé. Pour l’heure, le cœur essaie de se faire la malle, parce qu’il a déjà compris ce qu’il se passait. Le cerveau, lui, est figé, ensommeillé. Il ne sortira de sa condition d’hibernation que bien trop tard.


Jesse avait décidé de repasser par chez lui afin de récupérer quelques affaires. Ce nouvel appartement lui plaisait assez – bien qu’il eût toujours adoré son loft actuel – et il préférait être sur place pour ne louper aucune apparition de Sasha. Le jeune homme ne prit pas la peine de garer soigneusement sa voiture, il repartirait moins d’une heure plus tard et la plupart des voisins étant absents, il ne gênerait personne. Il fit glisser la clé dans la serrure, et moins de trois cliquetis plus tard, la porte s’ouvrait sur le vaste espace lumineux qui lui servait de logement. Une odeur soupçonneuse lui parvint, mais à peine eût-il le temps de l’identifier qu’un missile fonça droit sur lui et le heurta de plein fouet. Sous le coup de la surprise et du choc occasionné par le projectile, Jesse manqua de s’écrouler mais se rattrapa de justesse au mur qui se trouvait à sa droite. Un grognement s’échappa de sa gorge, et de sa main droite, il attrapa la chose poilue qu’il força à se détacher de lui. Des larmes lui montèrent aux yeux lorsqu’il sentit les griffes de l’animal se planter davantage sous sa peau. Et lui qui avait osé croire que la bestiole ne serait pas rancunière… Lorsqu’enfin il parvint à se défaire de l’emprise du félin, Jesse le posa (le lança) sur le canapé et émit un nouveau grognement.

- Ouais ouais, je sais, j’suis un maitre indigne. T’avais qu’à fuir quand il en était encore temps. Pauvre chat.

Jesse laissa la porte d’entrée entrouverte afin de permettre au chat de sortir du loft. Cela faisait plusieurs jours en effet que le jeune homme avait négligé son rôle d’humain auprès de l’animal, et ce dernier était visiblement vexé comme un pou. Mais Jesse n’avait jamais porté énormément d’affection pour ce gros chat qui s’était à la base tapé l’incruste chez lui. La porte laissée donc entrouverte, Jesse grimpa les marches qui menaient à la mezzanine. Il traversa la chambre et fit glisser le panneau qui le séparer de la salle de bains avant de s’y engouffrer. L’eau brûlante lui fit énormément de bien. Il resta sous le jet de la douche pendant de très longues minutes en pensant à Sasha, à Sasha, à Sasha, encore et toujours à Sasha, à la façon dont elle se comportait, la manière dont il allait pouvoir la sortir de là. Il était encore plus paumé qu’auparavant, ne savait plus quoi faire, ne savait pas où aller. Il se sentait tellement vide qu’il eut l’impression de pouvoir se désintégrer sous les particules d’eau et finir par disparaitre dans les canalisations.

Jesse sortit nu comme un ver de la salle de bain. Il attrapa un caleçon propre dans un des tiroirs de la commode, revêtit un t-shirt qui trainait sur son lit et enfila le jean qu’il avait porté en arrivant. Il fouilla ensuite sous son lit afin de trouver son sac de sport. Il en extirpa quelques affaires oubliées qu’il balança en boule dans le panier de linge sale avant de le remplir de vêtements propres. Ses gestes étaient précipités, comme s’il était pressé, comme s’il était un criminel en fuite. C’était encore le matin et il ne reverrait certainement pas Sasha avant le soir suivant, mais il faisait vite. Comme si le temps lui manquait. Comme si d’une seconde à l’autre, tout pouvait basculer. Il ne savait pas de quoi il avait peur. Il ne savait pas ce qu’il fuyait. C’était plutôt une intuition, un mauvais pressentiment. Une sensation qui lui paraissait familière mais qu’il n’arrivait pourtant pas à identifier. Une angoisse qui grandissait en lui de façon imperceptible. Jesse n’avait pas éprouvé ça depuis des années. Et ce n’est que lorsqu’il commença à descendre l’escalier de la mezzanine qu’il comprit enfin d’où cette étrange sensation provenait. Le jeune homme, sous l’effet de surprise, s’arrêta net au milieu des marches. Son cœur fit un bon dans sa poitrine, son souffle fut retenu pendant quelques secondes.

Les cheveux en bataille, des cernes de la taille d’une maison sous ses yeux bruns, une barbe très mal rasée, un sourire railleur sur le visage… Tom Lynton se tenait là, face à lui, au beau milieu du salon. Son frère jumeau. Dans ses vêtements trop larges pour lui et son air de démence, Tom donnait à Jesse l’impression de s’être échappé d’un asile psychiatrique. C’est peut-être le cas… Le regard de Jesse devint méfiant. Il finit par remarquer le chat qui se frottait à ses jambes en ronronnant. Je savais que ce chat était diabolique.

- Qu’est-ce que tu fous chez moi ? demanda Jesse d’une voix dure.
- La porte était ouverte… j’ai pris ça comme une invitation.
- Ce n’en était pas une. Pas pour toi.
- Oh allez, détends-toi. T’as pas une bière à m’offrir ?
- Non.

Jesse dévala les dernières marches qui le séparait du sol et s’approcha de son frère.

- On s’était tout dit, il me semble. T’étais même censé avoir dégagé de la ville. Tu te souviens de notre dernière discussion, n’est-ce pas ?

Et comment qu’il s’en souvenait. Depuis l’arrivée de Tom à Chicago, les jumeaux avaient eu l’occasion de se revoir plusieurs fois. Cependant, aucune de ces entrevues ne s’était vraiment bien terminée. Et à l’heure actuelle, Jesse détestait la personne qu’il avait en face de lui. Ce n’était plus son frère. Techniquement, aux yeux de la loi, des papiers, de l’ADN et tout le reste, oui, il était son frère jumeau. Mais rien dans ce qu’il éprouvait envers cet individu ne laissait supposer cette idée. Et il doutait fort que ce ne soit pas réciproque, malgré toutes ces simagrées.

- Jesse, j’ai vraiment besoin de fric.
- Je sais.

Tom avait besoin d’argent. C’était presque devenu un pléonasme pour Jesse. Il n’avait même plus besoin de le dire. Jesse n’avait qu’à lui jeter un coup d’œil pour comprendre. Tom n’était pas encore en manque, mais la crise n’était pas bien loin. Des tremblements se faisaient déjà apercevoir, de très légers tremblements que seul quelqu’un comme Jesse pouvait réussir à identifier. Après tout, il les connaissait par cœur, les symptômes du parfait drogué.

- Jess’… Juste pour me dépa…
- Dégage de chez moi, l’interrompit-il en le dépassant pour se diriger vers la porte d’entrée. T’as rien à faire ici. Tu dégages. On n’a plus rien à se dire.
- Non, attends… - Tom laissa échapper un petit rire nerveux en se tournant vers son frère – Je crois que t’as pas compris. J’ai besoin d’argent. Je suis dans la merde. Donc toi, mon frère, mon jumeau, mon partenaire, ma moitié… tu vas m’aider. Et tout se passera bien.

Jesse le dévisagea d’un air grave. Il ne se ferait pas avoir. En absence de réaction de la part de son interlocuteur, Tom jugea bon de continuer :

- Visiblement, tu vas rejoindre quelqu’un… Comment elle s’appelle déjà ? Ta jolie brune… Un vrai top model. Très différente de Jill… mais les goûts changent avec le temps, hein ?

Le visage de Jesse se contracta. Il lâcha son sac de sport qui tomba par terre dans un bruit sourd et fit deux pas en direction de Tom.

- Qu’est-ce que t’as dit ?!
- Houlà ! C’est toujours un sujet sensible à ce que je vois…
- Espèce de sale petit enfoiré… Dégage, je t’ai dit.
- Donne-moi de l’argent.
- La dernière fois que j’ai voulu t’en donner, tu m’as laissé pour mort dans un entrepôt. Tu t’en souviens de ça ?

Tom sourit de nouveau et franchit les derniers mètres qui le séparaient de son jumeau. Il posa une main sur son épaule dans un geste qui se voulait fraternel. Jesse le fixa d’un œil mauvais et se retira de son emprise d’un mouvement brusque.

- Allez Jesse… Je te demande pas grand-chose… j’ai vraiment besoin que tu m’aides… ça serait dommage que je sois obligé d’aller abimer le joli minois de ta nouvelle princesse…
- Tu la laisse tranquille, siffla Jesse entre ses dents.
- Tu me donnes combien ? répondit le frère avec un immense sourire provocateur.

Jesse ne put se retenir une seconde de plus. Son poing se serra et vint heurter la mâchoire de Tom, qui eut un mouvement de recul et manqua de trébucher. Légèrement sonné, il mit quelques secondes à comprendre ce qui venait d’arriver. Le temps pour Jesse de ramasser son sac et ses clés et de s’approcher de la porte. Mais Tom décida de ne pas en rester là et bondit sur son frère. Jesse faillit lâcher un cri de douleur lorsqu’il s’effondra sur le sol sous le poids du jeune homme. Un instant plus tard, un poing s’abattait sur le sommet de son crâne. Ce n’était pas la première fois qu’ils en venaient aux mains. Certains auraient pu dire que c’était devenu leur façon de se dire bonjour. Et c’était un peu la vérité, en quelques sortes… Mais Jesse ne le supportait plus. Il ne supportait plus cette situation, la présence angoissante de son frère, le passé qui ressurgit, qui blesse, qui fait peur et qui donne envie de s’enfuir davantage. Plus loin, toujours plus loin. Il ne supportait plus la présence de son frère jumeau dont il désirait garder l’existence secrète, non seulement pour son propre bien-être psychologique, mais surtout désormais pour se préserver vis-à-vis de Sasha. Elle ne devait pas savoir. Pas comme ça. Jesse avait rejeté Tom. Il avait chassé son frère jumeau de sa vie, tout comme ce dernier l’avait fait moins de dix années plus tôt. Il n’en voulait plus, de cet être abject et sans cœur, ce traitre immonde, ce voleur, ce minable, ce putain de junkie qui n’en avait toujours eu que pour la coke et l’héro. Ce pauvre mec qui n’avait pas hésité à abandonner son frère, « sa moitié » comme il aimait l’appeler, pour un peu plus de dope. Jesse n’en voulait pas, pas plus qu’il ne désirait les souvenirs du passé. Il ne voulait rien de sa véritable enfance et adolescence. Ça le mettait en colère. Et c’était cette rage qu’il exprimait à travers les coups, aujourd’hui. Jesse cognait. Il cognait, encore et encore. Il cognait parce qu’il ne supportait plus cette angoisse, cette putain de vie de merde, ce mec qui avait contribué au massacre de son existence, il cognait parce qu’il devait se délivrer de cette haine qui l’envahissait depuis toujours. Le sang avait envahi sa bouche et sa vision, glissait entre ses doigts et sur sa peau. Jesse eut même l’impression qu’il se mêlait à des larmes quelque part. Il aurait voulu continuer à frapper son propre frère pendant des heures, le laisser suffisamment vivant pour qu’il puisse ressentir ne serait-ce que le dixième de ce que Jesse éprouvait lui-même. Tout ce qu’il avait retenu en lui depuis des années ressurgissait enfin. Tout explosait.

Jesse eut une sensation de déjà-vu. Et alors qu’il se prenait un nouveau coup dans l’œil droit, il eut peur. Peur que Tom ne sache pas s’arrêter, peur de ne plus pouvoir se relever, comme cela s’était déjà produit. Il n’était pas aussi mal en point que huit ans auparavant, mais ses pensées allèrent directement vers Sasha. Que penserait-elle si elle assistait à la scène ? Que penserait-elle de lui, n’hésitant pas à rouer son propre frère de coups ? Bordel, elle ne connaissait même pas son existence… Qu’est-ce qu’il foutait là ?! Qu’est-ce qui lui prenait de se battre avec Tom en plein milieu de son salon, alors qu’il cherchait à se faire le plus discret possible ? Tant bien que mal, le jeune homme parvint à se redresser, à parer le poing de Tom qui s’abattait de nouveau sur lui, et à se remettre debout. A bout de souffle, il recula afin d’être hors de portée de son frère. Essayant de reprendre ses esprits au plus vite, il devait réfléchir. Foutre Tom dehors n’allait pas se révéler être une mince affaire, surtout maintenant qu’il était bien énervé. Costaud pour un junkie… pensa-t-il.

- Tu… dégages… immédia… tement…

Tom se releva à son tour. Jesse l’observa, légèrement penché en avant, en appui sur sa cuisse pour mieux reprendre son souffle. Il avait le goût du sang et sentait son visage enfler à vitesse fulgurante. Il ne quitta pas son frère des yeux tandis que celui-ci prenait doucement la direction de la sortie. Mais au moment où il s’apprêtait à mettre un pied dehors, il fit brusquement volte-face et se précipita de nouveau sur Jesse. Cette fois-ci, il fut impossible pour le jeune homme de parer le coup, et lorsque le poing le heurta au niveau de la mâchoire, il s’effondra sur le dos en lâchant un cri de douleur. Il sentit soudain le poids du corps de Tom à cheval sur lui, et Jesse comprit que c’était parti pour très mal finir. Alors il se débattit du mieux qu’il put. Il ne relâcha pas d’effort et continua de lutter contre Tom jusqu’à ce qu’il soit de nouveau debout. Une fois sur ses deux jambes, tremblant comme une feuille, Jesse n’hésita pas davantage. Tant pis pour l’appartement. Il eut le sentiment que Tom n’en resterait pas là, et que s’il voulait sauver sa peau, il avait plutôt intérêt à déguerpir lui-même. Ni une ni deux, Jesse empoigna ses clés, son sac de sport, ramassa son portefeuille ainsi que son portable qui avaient glissé de ses poches lors de l’affrontement, et sortit du loft sans demander son reste. Il se mit à courir jusqu’à sa voiture, et une fois à l’intérieur, verrouilla toutes les portières. Il ne s’arrêtait pas de trembler. Mais il devait s’en aller, mettre le plus de distance possible entre lui et ce fou furieux qui s’était introduit chez lui. Alors il mit le contact, ignora le lecteur CD qui s’alluma automatiquement au volume maximum, enfonça la pédale de l’accélérateur. Il ne s’arrêta que vingt minutes plus tard, près du lac Michigan, là où il avait l’habitude de se rendre quand il était perdu et qu’il avait besoin de se ressourcer quelque part.

Le visage baigné de larmes et de sang. Un bel œil au beurre noir. Un énorme hématome sur la joue gauche. La lèvre supérieure coupée et enflée. Sans compter l’état de ses vêtements… Voilà à quoi ressemblait Jesse. En s’observant ainsi dans le rétroviseur, le jeune chauffeur de taxi prit conscience du point où en était sa vie. Il se souvint de l’époque où lorsqu’il contemplait son reflet dans un miroir, il s’auto-félicitait d’être aussi mignon, et craquant, et charismatique, et sexy, et irrésistible, et bla bla, toutes les conneries du genre. Cette époque où personne ne comptait à part lui. Et c’était simple, tellement plus simple… Ne penser qu’à soi-même. Ne pas souffrir à cause du comportement de ceux que l’on aime. Pas de trahisons, de séparations, de départs, d’abandons, d’oublis, de mots qui font mal, de regards poignants, de souvenirs douloureux, pas de larmes, pas de cris, pas de cœurs brisés. Pas de mensonges. Sauf envers soi-même.

*

- Mais t’étais où bon s… Qu’est-ce qui t’es arrivé ?! T’as rencontré un ours sur la route ou quoi ?!
- On peut dire ça…

Jesse était finalement repassé par l’appartement dont il était le copropriétaire afin de s’arranger le visage et d’arriver de façon à peu près présentable à son rendez-vous avec Benedict. Son costume prévu pour l’occasion était rangé dans le coffre de la voiture depuis deux jours, il l’avait enfilé à la va-vite avant d’arriver à la basilique. Les évènements de la matinée l’avaient forcé à prendre du retard dans son emploi du temps, et même si c’était bien mieux que ce à quoi il s’était imaginé – le concert n’avait pas encore commencé et il restait encore pas mal de personnes debout – il avait redouté les foudres de son mentor, le Docteur Powell. Mis à part les cheveux en bataille et les marques de coup très visibles (bien qu’il eût essayé de les masquer au maximum), Jesse était à peu près présentable et ne faisait pas encore trop tâche au milieu de toutes ces personnes importantes. Ç’avait toujours été sa crainte quant aux évènements du genre auxquels Ben lui demandait d’assister : Jesse avait grandi très loin de ce milieu, et il se sentait toujours un peu comme étranger, malgré son charisme et sa grande assurance. Mais aujourd’hui, c’était pire que d’habitude. Encore sonné par les coups assenés par Tom, toujours en état de choc – les tremblements avaient cessé mais il avait toujours l’impression que son cœur allait exploser en lui - , il n’était pas vraiment d’humeur à revêtir son costume de mec à l’égo surdimensionné. Ben le remarqua et lui fit part de son inquiétude, que Jesse balaya d’un geste de la main.

- T’inquiète, je pète la forme.

Mais même lui n’en était pas convaincu. Et il le fut encore moins lorsqu’il se trouva nez à nez avec Sasha et… un autre type. Un autre type plus que séduisant. Auquel elle était agrippée. Son cœur lâcha. Une chute libre, comme ça, propulsé dans le vide sans aucun avertissement. Elle était magnifique. Encore plus que d’habitude. Elle était tellement belle qu’il crut manquer de souffle, une beauté si enivrante qu’il eut l’impression que son cœur n’atterrirait jamais. Toujours en train de tomber dans le vide. Impossible de le rattraper. Par pur instinct de survie, Jesse se força quand même à détacher ses yeux de la belle Russe, et choisit plutôt Benedict comme cible. Un regard plein de reproches qui signifiait quelque chose du genre « pourquoi tu me fais subir ça ?! Tu me trouves pas assez amoché comme ça ?! » Mais étant donné la présence de ceux qui l’entouraient, Jesse préféra ne pas trop s’attarder sur la chose, et reprit un air plus décontracté après s’être assuré que le docteur l’avait vu et compris. Le jeune homme reporta toute son attention sur Sasha. Il se sentait mal. Une vague de chaleur s’était brusquement emparée de lui, et son cœur continuait de foutre le bordel à l’intérieur. Son costume lui paraissait trop étroit, trop épais. Il ne s’y était pas attendu. Retrouver Sasha ici était une surprise. Mais la voir accrochée au bras de ce type… c’était insupportable. Il avait forcément loupé un chapitre. Un chapitre apparemment très, très, très important. Jesse était largué. Ou peut-être que les coups qu’ils s’étaient pris lui avaient bousillé quelques neurones et qu’il n’était tout simplement pas en mesure de se souvenir de quoi que ce soit concernant une quelconque information au sujet de ce… monsieur… Machin… quelqu’un avait dû prononcer son nom, mais ne pouvant se concentrer sur plusieurs choses en même temps, il avait décidé de faire abstraction de la conversation. Mais en bon garçon bien élevé, Jesse tenta au mieux de ne rien laisser paraitre. Même s’il avait envie de hurler de toutes ses forces et d’exploser la tête de ce mec qui n’avait rien à faire là, qui occupait sa place à lui, à Jesse, tout près de Sasha.
Il voulait s’en aller, là, tout de suite, maintenant. Prendre Sasha avec lui, l’arracher à l’autre, la serrer fort contre lui, l’embrasser de toutes ses forces, lui prouver comme il l’aimait, comme il n’y aurait toujours que lui pour l’aimer aussi fort, que jamais personne dans l’univers entier ne pourrait l’aimer comme lui l’aimait. Il voulait embarquer cette princesse avec lui, et laisser cet homme derrière, lui foutre un marron dans la gueule en lui demandant d’aller voir ailleurs. Il pourrait hurler. Faire sortir cette douleur qui le tuait depuis l’intérieur, qui se nourrissait de ses entrailles.
Mais non, il la laissa s’éloigner.

- C’est moi ou il y a quelque chose qui déconne, là ? lâcha Jesse d’un air faussement blasé en s’adressant à Ben.

Mariée. Sasha était mariée. A l’instant où il eut les explications du médecin, Jesse ne désira qu’une seule chose : s’assoir. Ainsi sauta-t-il sur l’occasion lorsque sa place lui fut indiquée, sans jeter un seul coup d’œil à sa voisine. Les coudes en appui sur ses cuisses, il se prit la tête entre les mains et lutta pour ne pas exploser, là, tout de suite, maintenant, en plein milieu d’une église, entourée de la communauté la plus importante de Chicago. Déjà qu’il s’était certainement pas mal fait remarqué avec son visage complètement bousillé, si en plus il se transformait en véritable bombe… ça n’allait pas le faire du tout. Ressaisis-toi mon pote. T’es beau (enfin d’habitude), t’es le plus fort. Monsieur Milo Cipriani ne t’arrive pas à la cheville. C’est clair. Ça veut rien dire que ce soit lui qui a épousé Sacha. Ça veut rien dire du tout. C’est toi qu’elle aime. C’est sûr. Elle l’aime pas. C’est juste son mari. Pas de quoi en faire un fromage. Y a aucun problème avec ça. C’est vrai. C’est juste… son mari. Putain.

- Wow.

Jesse venait de relever la tête. Il venait de croiser son regard. Nouveau vertige, nouvelle coupure de souffle, nouvelle crise cardiaque. Je vais crever. Il n’eut pas besoin de pencher la tête en avant pour deviner que le mari se trouvait de l’autre côté.

- Cela va être une délicieuse cérémonie.

Jesse se retourna alors vers Ben et lui jeta un nouveau regard sombre.

- Tu te fiches de moi ?! répliqua-t-il.

Mais Benedict semblait être l’homme le plus sérieux du monde.
Et le concert commença.

Ça recommence. C’est toujours la même chose. Cette horrible sensation sous ma peau, là, dans ma poitrine, là où ça cogne. J’arrive pas à m’en défaire. Ça fait mal. Je crois que je préfèrerais me prendre un train en pleine face, je crois que je préfèrerais me laisser mourir sous les coups plutôt que de devoir assister à ça un instant de plus. C’est pas seulement de la jalousie. Ça m’attaque au plus profond de moi-même. C’est une torture. C’est pire que ça. T’avais raison quand tu disais que toi et moi étions une évidence. Ça a toujours été toi et moi. JUSTE toi et moi. Ok, j’ai tout foutu en l’air, ouais, j’ai fait le con. Mais au fond, c’était pour te préserver. Parce que j’avais peur de te faire du mal. J’avais peur qu’il te fasse du mal, celui dont je t’ai toujours caché l’existence. Je te voulais en sécurité. Mais aujourd’hui, je comprends. Je comprends à quel point c’est pas possible, la vie sans toi. Je pourrais te souhaiter tout le bonheur de l’univers, te laisser dans ses bras si c’est lui que tu aimes. Mais c’est faux. Tout est faux. Et ça, je ne le comprends qu’en cet instant, en observant ton visage baigné de larmes, en sentant mes doigts se faire réduire en bouillie par ta force. Je comprends que tout est faux. Que tu n’es pas heureuse. C’est moi, c’est MOI qui dois être là, à la place du mari. C’est à mon bras que tu dois t’accrocher. C’est sur mon épaule que tu dois poser ta tête, contre moi que tu dois te reposer. C’est moi que tu aimes à en crever, Sasha. Je le sais. Je le comprends. Je le sens. Je t’aime. Même moi, j’ai du mal à m’imaginer à quel point. Tu devrais l’entendre hurler, mon cœur, il n’est pas très loin de toi. Tu devrais l’entendre battre en même temps que le tien. Parce que ça a toujours été ça, toi et moi. Nos deux cœurs qui suivent les mêmes mouvements. Arrête de pleurer. Arrête de pleurer parce que si tu continues, je vais vraiment finir par exploser. Il faut qu’on s’en aille. Qu’on parte loin. Qu’on laisse tout le monde derrière, qu’on efface tout le mal que l’on s’est fait, et qu’on se retrouve. J’ai envie d’être dans notre appartement, là, maintenant. Le seul endroit où on a le droit de s’aimer à la folie. Le seul endroit où tu acceptais, où tu exigeais ma présence. Et là… dans cette église… tu es juste à côté de ton mari. Et tu pleures toutes les larmes de ton corps. J’ai du mal à te suivre. Si seulement, si seulement je pouvais savoir ce qui se passe dans ta tête… Dis, Sasha, tu entends comme j’ai mal, tu entends ? Mon cœur n’a pas encore atterri, je crois que la chute va encore être longue. Et j’ai peur. Il va se fracasser comme du verre, exploser en mille morceaux à mes pieds. Je crois qu’il n’y a désormais que toi pour pouvoir empêcher la catastrophe. Je t’aime. Je t’aime. Et bordel ce que t’es belle, même à travers ton rideau de larmes, même planquée sous ta détresse. Reviens-moi. Je t’en supplie, ne reste pas seule au fond des ténèbres. Reviens-moi. Je promets de ne plus jamais te laisser tomber.

*

Il n’aurait pas dû le faire. Il le savait. Personne n’a le droit de fouiller dans les affaires des autres. C’est un principe de base. Jesse le connaissait aussi bien que n’importe quel autre être civilisé sur cette planète. Mais comment aurait-il pu résister ? Il fallait qu’il sache ce que Sasha écrivait. Il était convaincu qu’alors il aurait les réponses à ses questions. Qu’éprouvait-elle réellement ? Que pensait-elle de lui, de ses actes ? Elle le détestait, ne voulait lui adresser la parole pour rien au monde, ne se jetait dans ses bras que pour faire l’amour, repartait comme une voleuse, sans un mot, sans bruit… son comportement était contradictoire. Jesse ne comprenait pas ce qu’elle voulait, où elle voulait en venir. Et son comportement du matin-même à l’église l’avait d’autant plus troublé. Si elle souffrait, si elle lui en voulait parce qu’il avait joué au con, parce qu’il s’était barré du jour au lendemain, pourquoi restait-elle ? Pourquoi cet appartement et ces nuits torrides ? Pourquoi ne pas vouloir lui parler même quand il se lançait dans des déclarations maladroites ? Il ne pigeait pas. Il ne savait plus quoi faire. Tout ce que Jesse comprenait, c’est que Sasha allait très mal. A cause de lui. C’était donc à lui de la sortir de là. Sauf que Jesse ne pourrait pas faire grand-chose si elle ne lui parlait pas, si elle ne le confrontait pas concrètement au problème. Il était patient. Il avait déjà fait plusieurs tentatives. Il avait failli se prendre des verres à la gueule, certes, le message du style « va te faire foutre » était plutôt bien passé. Mais au moins, il essayait. Et à sa grande surprise, il lui semblait que Sasha avait enfin effectué un pas vers lui, lorsqu’ils étaient assis côte à côté à l’intérieur de cette basilique. Aucun mot n’avait été prononcé, tout comme lors de la soirée qui venait de s’écouler. Mais Jesse ne lâcherait pas le morceau. Il était plus que déterminé à reconquérir Sasha, à réparer ses fautes, à se racheter, à lui faire comprendre qu’il n’y avait pas plus sincère que lui lorsqu’il lui avouait ses sentiments. Et son regard s’était posé sur le Mac.

Jesse ne s’était assoupi qu’une demi-heure après l’acte, incapable désormais de fermer l’œil de nouveau tant ses pensées virevoltaient et s’entrechoquaient dans sa tête. Sasha était profondément endormie, et le jeune homme se souvint de la dernière fois qu’il avait pu assister à ce magnifique spectacle. Cette pensée lui souleva le cœur, car, en effet, cela remontait à la nuit où il avait pris la décision de l’abandonner. Décision qu’il regretterait toute sa vie. Jesse finit par se lever, chercher à tâtons son téléphone portable et se guider jusqu’à l’appareil Apple grâce à la faible lumière. La respiration lente et régulière de la jeune femme lui indiqua qu’il n’était pas en danger pour le moment. Il s’éclipsa très vite de la pièce et s’installa sur la terrasse. Un frisson le parcourut lorsque le courant d’air frais l’enroba, mais il trépignait tellement d’impatience quant à ce qu’il allait découvrir d’une minute à l’autre qu’il ne se souciait guère de la température extérieure. Il allait sûrement chopper la crève, mais il s’en foutait comme de son premier biberon.
Très vite, Jesse fut confronté au problème du mot de passe. Il croyait le connaître. Mais ça, c’était avant. Avant que Sasha perde toute confiance en lui. Jesse soupira. Il devait absolument lire ce que la belle Russe écrivait. Pour le bien de tous. Du moins, c’est ce dont il était convaincu. Il regarda l’heure, et décida aussitôt de composer le numéro de Benedict. Comme à chaque fois qu’il rencontrait un obstacle, qu’il était dans la merde. Cet homme était un peu comme son mentor, le père qu’il n’avait jamais pu avoir. Et tel un gosse qui téléphone à son père pour un coup de main (urgent, si, si), peu importe l’heure, peu importe les circonstances. Et bien sûr, en père de substitution digne de ce nom, le docteur Powell décrocha. Un petit sourire se dessina sur les lèvres de Jesse lorsqu’il entendit la voix familière de l’homme.

Le problème, c’est que Jesse ne s’était pas donné la peine de se préparer psychologiquement. Le mot de passé était resté le même. Il ne s’était pas non plus trompé pour le dossier. Tout était là. Des pages et des pages enregistrées sur des tas de fichiers traitement de texte. Des milliers de mots. Des mots qui le percutaient de plein fouet, qui étaient sans pitié pour lui. Des mots qui l’atteignaient en plein cœur, qui le saignaient à mort. « C’est comme être accrochée à une branche, à bout de bras, luttant avec ses dernières forces pour ne pas la lâcher, cette foutue branche. ». Jesse lut tout. Du début à la fin, tout ce qu’il put trouver dans le dossier, tout ce qu’il était en mesure d’ouvrir. De temps en temps, il jetait un regard derrière lui pour s’assurer que Sasha était toujours endormie. Il tombait de haut. Il s’était attendu à quelque chose de terrible, à quelques idées noires, des trucs poignants qu’il la savait capable d’écrire. Mais pas ça. Pas autant. Pas comme ça. C’était plus que terrible. Une vraie souffrance, une torture, une véritable folie. « Le travail est lent, mais je commence à deviner un sol poussé, créé par les racines d’un arbre que je croyais mort. » S’il en croyait son cerveau pas trop détraqué pour le moment, Jesse était donc comparé à un arbre. Un arbre mort. Cette métaphore ne plaisait pas au jeune homme. Cela lui inspirait de l’inquiétude, de l’appréhension. Une sorte de tension tout autour de lui, que son cœur ressentait et tentait de repousser. Mais ces mots-là n’étaient pas les pires. Dans un autre fichier, Jesse trouva ceci : « Je ne suis qu’un vulgaire morceau de charbon. Je ne comprends pas pourquoi on s’entête à me traiter comme si j’avais une quelconque valeur. Je ne suis qu’une miette égarée dans l’écrin carmin dont on m’a orné, et que tout le monde contemple, applaudissant au moindre battement de paupière, à la moindre respiration. » « Demain j’aurais atteint les enfers, et qu’importe ce qui m’y attend, ce ne sera jamais pire que le purgatoire dans lequel je me complais depuis ma naissance. Je ne me débats plus dans le vide, je sais que j’ai une influence sur ma dérive, la plus grande de toute. Alors je me laisse tomber un peu plus, je prends plaisir à me débattre pour sentir les sables se refermer sur mon corps, m’attirer vers la démence, je jubile en me sentant, pour la première fois, maîtresse de ma destinée. » Jesse se sentait tomber, lui aussi, de très haut. Tout ce qui était écrit là, tous ces mots défilant sous ses yeux lui faisaient plus de mal encore que si on lui arrachait la peau. Ce n’était plus possible. Il devait mettre fin à tout ça. Lui retirer toutes ces idées de la tête, les effacer, les rendre belles, les teinter d’espoir. Des larmes apparurent au coin de ses yeux, et au bout d’une heure, Jesse décida de s’arrêter. Il en avait assez lu.

Il se releva, l’ordinateur dans les mains, et retourna à l’intérieur. Sasha dormait toujours. Jesse laissa le Mac sur le sol, là où il l’avait lui-même ramassé plus tôt. Il ne le ferma pas, car il eut le sentiment qu’il ne pourrait toujours pas trouver le sommeil et que la tentation reviendrait. Il voudrait les relire, ces mots. Pas parce qu’il aimait se faire du mal, mais parce qu’à présent, il estimait plus que jamais nécessaire de s’en imprégner, de connaître chacune des pensées de Sasha, d’abord pour être en mesure de la protéger elle, de savoir à quoi s’attendre, mais aussi pour sa propre guérison. Il avait besoin de lire ces mots qui le blessaient pour pouvoir avancer. Pour être capable de remettre un pied devant l’autre. Face à son frère, il avait perdu ses moyens. Il s’était enfui comme un lâche, exactement de la même façon qu’il s’était barré de la vie de Sasha la première fois. Un lâche. C’est ce qu’il était. Mais il en prenait conscience, et cela lui donnait du courage. Jesse ne voulait plus être cette personne-là. Il voulait redevenir le Jesse plein d’assurance et d’audace dont Sasha était tombée amoureuse. Il voulait redevenir ce pour quoi on l’avait admiré. Il ne voulait plus fuir. Plus jamais.

- Je suis là, maintenant… » murmura-t-il à quelques centimètres du visage endormi de Sasha. « Je te le promets. Je m’en vais plus. Il passa sa main sur ses cheveux et replaça une mèche derrière son oreille. Je suis tellement, tellement désolé… Et il essaya d’un geste délicat la larme qui venait de s’écraser sur la joue de la belle.

Jesse se redressa avec un besoin urgent de fumer l’équivalent de trois paquets de cigarettes, de courir de toutes ses forces dans un endroit désert, de courir en hurlant jusqu’à ce qu’il en tombe d’épuisement, de sauter dans l’océan et de retenir sa respiration jusqu’à ce que ses poumons implosent. Mais surtout, il avait besoin qu’elle reste tout près de lui.

Il ne réagit pas immédiatement lorsque Sasha s’avança vers lui. Elle s’approchait dangereusement, nue comme un ver, et même s’il était évident que Jesse pouvait la maitriser en moins de temps qu’il ne le faut pour le dire, le jeune homme eut un mouvement de recul. Pur instinct de survie. Son cœur manqua un battement lorsqu’il se souvint qu’il n’avait pas refermé le Mac de Sasha, et que cela aurait pu expliquer la colère débordant de ses yeux. Son regard, bien qu’inoffensif au premier abord, était une arme de destruction massive. Jesse se voyait déjà mourir. Et soudain, le drame. La main qui surgit de la pénombre, fend l’air avec un sifflement inquiétant, s’abat sur le visage décontenancé du jeune Jesse dans un claquement sourd. BAM. Dans ta gueule, mec. Gratuit. Enfin, peut-être que tu l’as cherchée, tu l’as d’ailleurs sûrement méritée, en fait. Ouais, en fait, bien fait.

- AÏEUH !

Jesse fronça les sourcils et son expression devint la même que celle d’un gosse que l’on vient de gronder. De gifler. Il se massa la joue avec véhémence, afin de chasser la douleur cuisante au plus vite. Il ne fit aucune remarque sur la cigarette que l’on retirait de ses lèvres, trop concentré sur ce qu’il venait de se prendre dans la figure. La douleur était d’autant plus vive que ses blessures de la matinée même étaient toujours sensibles, et Jesse se trouvait ainsi un peu moins résistant que d’habitude. On ne l’avait jamais autant frappé en une journée. Il s’apprêtait à répliquer lorsqu’en relevant la tête, il découvrit les larmes sur le visage de Sasha. Cette vision l’ébranla complètement, si bien qu’il en oublia momentanément la sensation de brûlure sur sa joue. Il ne comprenait pas ce qui était en train de se passer à cet instant. La gifle, les larmes… la nudité… (bon ok, ça, il pouvait facilement l’expliquer). Mais le reste ? Cette colère, cette violence soudaine ? Putain, je dois vraiment faire gaffe, songea-t-il en repensant aux verres qui avaient failli lui atterrir sur le nez. Jesse ne comprit pas. Mais il savait que ça avait un rapport avec les mots qu’il avait pu lire juste avant, avec ce qui était arrivé à l’église le matin-même, il savait que ça avait un rapport avec lui, qu’elle lui en voulait toujours. Et finalement, peu lui importait pourquoi, ce soir. Jesse avait déconné. Il y avait vraiment beaucoup de choses dont il était coupable, beaucoup trop d’actes ou de paroles qui pouvaient justifier cette gifle. Alors au lieu d’engager un nouveau conflit, Jesse soupira et alla récupérer le drap qu’elle avait fait tomber quelques mètres plus loin. Elle ne voulait vraisemblablement plus de lui à proximité, et décida donc de retourner se coucher, de la laisser finir sa clope seule, histoire qu’elle parvienne à se calmer. Il vint se placer derrière Sasha, tout contre elle. Mais à sa grande surprise, elle ne le laissa pas partir. Étonné mais heureux de ce geste, il l’entoura de ses bras nus, la serra contre elle en posant son menton sur l’une de ses épaules. Il la serrait suffisamment pour lui faire comprendre qu’elle devait arrêter d’être violente comme ça, mais pas trop non plus afin de lui prouver qu’elle n’était pas prisonnière, qu’elle pouvait s’échapper quand bon lui semblait – même si c’était loin d’être ce qu’il désirait. Qu’il était là, tout simplement, qu’il ne la laisserait plus.

Comme il l’avait prévu, Jesse fut incapable de refermer l’œil, même avec une belle Sasha endormie contre lui. Finalement, elle ne s’était rendu compte de rien pour le Mac. Un bon point pour lui. Il aurait peut-être des explications sur cette gifle inattendue. Peut-être pas. Au fond, était-ce réellement important ? Lui-même n’en était pas vraiment sûr.
Il venait de prendre une décision.

*

Je n’ai jamais eu de grands rêves. Personne à admirer, personne à qui m’identifier, à part mon cinglé de frère jumeau. Je ne l’admirais pas. J’essayais juste de survivre dans ce monde de barges. On essayait simplement de s’en sortir comme on pouvait. On n’a pas forcément fait les choses bien, mais on a fait avec ce qu’on avait, avec le peu d’amour qu’on a reçu. On m’a volé mon enfance. On ne m’a pas laissé décider de ce que je voulais faire, on ne m’a jamais demandé mon avis. Depuis le début, j’ai toujours dû me débrouiller par moi-même, assumer les conneries de mon frère, nous garder en vie, ne pas trop nous foutre dans la merde. J’ai lamentablement échoué. Je regrette, tu sais, je regrette vraiment de ne pas avoir eu d’enfance. Ça a foutu ma vie en l’air. Ça m’a fait devenir quelqu’un de mauvais, quelqu’un qui te fait du mal, quelqu’un que tu préfères imaginer mort plutôt que d’admettre la réalité. Aujourd’hui, ça me manque, je me rencontre à quel point c’est important, les rêves de gosses. J’aurais pu devenir médecin, avocat, athlète, prof d’université, pilote de chasse, j’aurais pu intégrer une prestigieuse école de commerce, j’aurais pu devenir quelqu’un de bien, et c’est à moi que tu serais mariée, c’est l’alliance que je t’aurais offerte qui serait à ton doigt, tu ne fondrais pas systématiquement en larmes lorsque tu t’approches de moi, tu ne me balancerais pas des verres à la gueule, tu m’aimerais encore, tu me sourirais, tu m’aimerais comme avant, puisque je n’aurais jamais été un connard, je n’aurais jamais commis toutes mes erreurs. J’aurais été quelqu’un de bien, cet appartement serait rempli de meubles, d’objets, de photos. Des photos de toi et moi, des photos sur lesquels on est heureux. J’aurais pu t’offrir tellement de choses, et pouvoir lire de la fierté dans tes yeux. Tu n’aurais jamais pu imaginer une seule seconde que je ne sois pas Jesse, que je sois mort, que mon double diabolique ait pu prendre ma place. On aurait pu être heureux. Juste comme ça. Toi et moi. Oui mais voilà… on ne m’a pas laissé le choix. J’ai été forcé de balancer mes rêves de gosses à la poubelle et de me jeter dans la réalité à l’aube de ma vie. On m’a tout de suite fait comprendre que le bonheur, ça n’existait pas. Que les rêves qui se réalisent, c’est que des conneries qu’on raconte pour donner un peu d’espoir. On m’a prouvé que l’espoir, ça faisait mal. Qu’on ne pouvait faire confiance à personne. Absolument personne. Pas même ton propre père qui n’hésiterait pas une seconde à t’envoyer en taule pour avoir la paix. Pas même ta propre mère qui achète des bières plutôt que du lait pour le petit-déjeuner. Ni ton frère jumeau qui se trouve être capable de te laisser pour mort au fond d’un entrepôt pour pouvoir mieux dégager avec la femme de ta vie. C’est ce qu’il faut que tu comprennes. On ne m’a jamais laissé le choix. On m’a donné naissance en me disant « Bienvenue dans ce monde de bâtards, petit Jesse, surtout, ne compte sur personne d’autre que toi-même et démerde-toi pour construire ta vie. » Démerde-toi, Jesse. Ça a toujours été ça. Démerde-toi pour t’élever tout seul. Je suis pas net, tu vois, déjà à la base j’ai un défaut de fabrication, on a oublié de m’apprendre comment on fait pour être heureux, comment on fait pour aimer une personne sans que ça nous arrache le cœur, sans que tout ne parte systématiquement de travers. Personne n’était là pour m’expliquer comment s’y prendre, je suis juste là avec mon cœur atrophié dans les mains, et je sais plus quoi faire, je sais pas, j’suis paumé, complètement perdu dans l’océan des sentiments. Je sais que t’es en train de te noyer quelque part, t’es pas très loin de moi, j’entends ton cœur qui hurle, mais j’arrive pas à te sortir de là, j’arrive pas à t’atteindre, il fait nuit et je te vois plus, il fait beaucoup trop sombre sur cet océan. J’arrive pas à te sauver, putain.

Jesse avait habillé le corps endormi de Sasha dans une chemise à lui, une chemise en jean à manches longues, la plus confortable qu’il avait à portée de main. Il l’enveloppa ensuite dans le drap blanc, le même avec lequel il avait recouvert les épaules de la jeune femme quelques heures plus tôt sur le balcon de l’appartement, et la porta dans ses bras comme on porte une princesse. Il la tenait comme s’il voulait la protéger du monde extérieur, ce monde qui l’effrayait bien plus qu’il ne le laissait croire. Jesse avait tout préparé avant. Il avait déposé toutes les affaires qu’il estimait nécessaire au voyage sur la banquette arrière de sa voiture avant de remonter chercher Sasha. Et une fois que celle-ci fut installée sur le siège du passager, le jeune homme remonta verrouiller la porte avant de se mettre au volant. L’aube arrivait, quelques rayons de lumière faisait déjà leur apparition. Jesse lâcha un long bâillement, mais l’adrénaline le tenait éveillé. Il ne savait pas où il allait. Quelques images de plages de Caroline du Sud lui vinrent en tête, mais c’était très vague. Il ne songeait qu’à elle, qu’à Sasha. Il ne pouvait s’empêcher de lui jeter des regards toutes les trente secondes, comme s’il suffisait d’un clignement d’yeux pour qu’elle disparaisse à jamais. C’était sa plus grande angoisse à ce jour. Que Sasha disparaisse. Jesse la voulait près de lui, toujours, toujours. Il avait besoin d’elle. Il l’aimait. Il l’aimait vraiment.
Le jeune chauffeur avait pris la direction des rives de l’océan Atlantique, direction Charleston. Il y en avait pour plus d’une douzaine d’heures de route, et d’ici là, Sasha serait bien évidemment réveillée. Redoutait-il sa réaction ? Pas qu’un peu. Etant donné la violence dont elle avait fait preuve ces derniers jours, Jesse sut qu’il avait plutôt intérêt à la regarder deux ou trois fois par minute. Question de survie. Peut-être allait-il mourir aujourd’hui.

Il faut qu’on s’évade, toi et moi. Il faut qu’on parte, qu’on soit sur une plage. Un endroit désert, un endroit magnifique, là tu pourrais essayer de fuir en courant, tes pieds nus laissant des traces éphémères dans le sable humide, là où je pourrais te rattraper sans crainte que tu ne m’échappes. On irait se noyer tous les deux, là, dans ce putain d’océan dont l’immensité fait flipper. Il faut qu’on aille là, qu’on mette les pieds dans l’eau et qu’on observe l’horizon, comme ça tu pourras voir, tu pourras te rendre compte, enfin, combien je t’aime. Ce que je ressens, c’est aussi grand que l’océan. Ça n’a pas de limite. On ne sait pas où ça s’arrête. Et ça fait peur. Mais ça donne envie de s’y jeter la tête la première. Ça donne envie de rester en vie. On sera vivant, sur cette plage. Je te le prouverai. Je te noierai dans mon amour.

*

- Tu peux hurler, maintenant. Vas-y. Tu peux crier, pleurer, courir, nager, frapper, casser tout ce que tu veux. Il n’y a que moi pour t’entendre. Fais-le. Hurle, hurle, putain, hurle combien t’as mal, combien tu me détestes, combien tout ça c’est injuste ! Allez Sasha !

Jesse regardait Sasha droit dans les yeux, et face à son silence, il craqua en premier. Tout remontait. C’était lui, la bombe. D’ici cinq secondes, tout exploserait. Il tourna le dos à la jeune Russe et avança de quelques mètres dans le sable. Il laissa échapper de sa gorge le cri le plus long et le plus terrible qu’il n’eut jamais poussé. Ça venait du plus profond de lui-même, un hurlement de rage qui naissait dans son estomac et lui brûlait les cordes vocales, un hurlement de détresse, de peur, de panique, d’urgence, de douleur, de faiblesse, d’amour. Il criait parce qu’il ne supportait plus la situation, il ne se supportait plus lui-même. Il criait parce qu’il n’y avait plus que ça à faire. Et lorsqu’il se retourna vers Sasha, agenouillé dans le sable, les yeux débordant de larmes, il murmura :

- Je suis là. Je te laisserai pas. Plus jamais.

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[Jesse] Sans désirs et sans crainte, je ne nourris plus les chimères du bonheur, et les hommes ne sauraient me faire plus de mal que j'en éprouve.

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